
Ingersoll, ville de 13 700 habitants du sud-ouest de l’Ontario, abrite depuis 2022 l’une des premières installations de fabrication de véhicules électriques (VE) à grande échelle du Canada : l’usine de montage CAMI de General Motors.
La transition de CAMI, passée de la production des VUS à essence Chevrolet Equinox à celle de fourgonnettes de livraison entièrement électriques, a relancé l’usine et renouvelé les perspectives d’avenir de la communauté. Mais ce parcours a été semé d’embûches. La fermeture temporaire de l’usine pendant son réoutillage a suivi de près une grève survenue en 2019, la pandémie de COVID-19 a été déclarée l’année suivante, puis une pénurie de semi-conducteurs et d’autres composants a frappé l’économie mondiale. Cette série de perturbations a entraîné des mises à pied temporaires et permanentes. Aujourd’hui, la nouvelle usine a besoin d’effectifs moins nombreux aux compétences différentes.
L’aventure d’Ingersoll offre plusieurs leçons sur les défis soulevés par une transformation de la main-d’œuvre, elle met en évidence la vulnérabilité d’une communauté qui dépend d’un seul gros employeur, et elle illustre comment le passage à une économie mondiale faible en carbone peut toucher la production automobile, les travailleurs et les communautés à l’échelon local.
Malgré tout, il y a de bonnes raisons d’être optimiste. Ingersoll fait partie d’un vaste écosystème d’investissements en VE dans le sud de l’Ontario, qui comprend plusieurs usines de batteries et un projet de 15 milliards $ de Honda visant à durabiliser la fabrication de véhicules et de pièces d’automobiles dans cette région de la province.
Ingersoll est située sur l’un des meilleurs territoires agricoles du pays, et sa proximité avec d’importants réseaux de transport, la région du Grand Toronto et les États-Unis lui procure encore d’autres avantages.
Mais si la transformation d’Ingersoll constitue une réussite communautaire, des questions demeurent sur la gestion de cette transformation et sur l’efficacité du soutien offert aux travailleurs, aux employeurs et à la communauté. Sans compter l’éventualité de tarifs américains et de modifications aux politiques sur les VE, qui ajoute à l’incertitude ambiante.
Évolution de l’industrie automobile
L’usine de montage CAMI de GM constitue une étude de cas sur la façon dont une installation de fabrication menacée de fermeture et de licenciements massifs s’est repositionnée en leader potentiel de la transformation du secteur de la construction automobile.
CAMI est l’un des principaux employeurs d’Ingersoll. En 2021, GM a annoncé qu’il déplacerait plus tôt que prévu la production de ses VUS Chevrolet Equinox d’Ingersoll au Mexique. Les rumeurs en ce sens couraient bien avant cette date et ont entraîné une grève en 2017, par suite du transfert vers le Mexique de la production d’un autre véhicule GM jusque-là fabriqué à l’usine d’Ingersoll.
La production de l’Equinox a cessé en avril 2022 et l’usine est restée fermée jusqu’en octobre, le temps de se réoutiller pour produire les camions de livraison BrightDrop. Cette transition avait été bien accueillie dans la communauté. La nouvelle usine emploie toutefois moins de travailleurs, après avoir multiplié les mises à pied temporaires pendant sa transformation.
« L’effectif de GM est passé de 2 600 salariés il y a trois ans à 1 450 aujourd’hui, a souligné Mike Van Boekel, président de la section locale 88 d’Unifor, syndicat qui représente bon nombre des travailleurs. Et l’usine n’a fonctionné que 60 semaines dans les 4 dernières années.
De plus, il faut moins de travailleurs pour fabriquer les véhicules commerciaux électriques que les anciens VUS. Ces fourgonnettes de livraison comptent moins d’options de confort et leur montage est en grande partie automatisé. Heureusement, a noté Mike Van Boekel, la plupart des réductions de personnel ont coïncidé avec une vague de départs à la retraite et une érosion des effectifs.
Les travailleurs de GM ont fait montre d’espoir et exprimé leur fierté de contribuer à la lutte contre les changements climatiques, d’être à l’avant-garde de l’économie verte et de travailler pour une usine réputée et primée, à l’heure où Ingersoll et le Canada pourraient s’imposer comme plaque tournante de la construction de véhicules électriques et des technologies de batteries. Mais ils s’inquiètent aussi de la précarité de cette nouvelle aventure.
Plusieurs interviewés ont dit craindre que l’adoption des VE et l’infrastructure de recharge ne se concrétisent pas vraiment, ce qui vulnérabiliserait de nouveau le secteur, la communauté et les emplois. Ils se sont dits moins préoccupés de trouver simplement du travail que d’obtenir un emploi bien rémunéré et syndiqué qui leur permette de remplir leurs obligations financières et de préserver leur niveau de vie.
« Il y a beaucoup d’emplois par ici, mais la plupart sont des emplois de service mal payés, entre 18 et 20 $ de l’heure, selon Mike Van Boekel. Chez GM et Toyota, le salaire de départ est de 30 $ de l’heure à la production. Les travailleurs spécialisés de GM commencent au taux maximal de 52 $, mais ces taux doivent être concurrentiels pour attirer la crème de la crème. »
La perte de certains emplois à l’usine CAMI a eu un effet domino dans la communauté. Centraide a vu croître la demande pour les services qu’il finance et Unifor a installé une banque alimentaire dans l’entrée de ses locaux. Plusieurs fournisseurs de pièces d’automobiles ont fermé leurs portes et les épiceries, cafés et commerçants ont tous été touchés, selon les interviewés.
Le fabricant de pièces Butcher Engineering, qui construisait des modules bloc-avant pour CAMI, et l’usine Cooper-Standard de Glencoe, située à moins d’une heure de route, ont cessé leurs activités après le transfert au Mexique de la production des Equinox. La Cooper-Standard, qui fabriquait des conduits d’essence, employait plus de 100 travailleurs lorsqu’elle a fermé ses portes en juin 2023.
Certains fournisseurs de pièces pourraient être particulièrement touchés par la transition vers les VE. Ceux qui fournissent des conduits d’essence, par exemple, pourraient voir la demande pour leurs produits fluctuer davantage que les fournisseurs de pièces de carrosserie.
Dans un documentaire de sept minutes réalisé par Unifor, des syndiqués expriment ce qu’ils ressentent au sujet de la transition de l’usine. Certains décrivent les hauts et les bas qui ont mis leur famille à rude épreuve, d’autres parlent de ses effets sur l’ensemble de la communauté, y compris ses restaurants et cafés.
Une transition qui a aussi représenté un défi pour GM : « Personne n’aurait pu prévoir tant de complications, a soutenu Bill Harkness, directeur de l’usine CAMI. Il n’est jamais facile de créer un marché pour un nouveau produit. Il y a forcément des avancées et des reculs. »
La bataille de l’utilisation des terres : trouver un équilibre entre agriculture et développement
Outre l’industrie manufacturière, Ingersoll est riche d’une longue histoire de production agricole et fromagère. Aujourd’hui, la région combine production végétale, laitière et animale.
La croissance de l’industrie manufacturière a rencontré certains écueils au moment où Ingersoll cherchait le juste équilibre entre l’utilisation des terres agricoles et le besoin de terrains pour assurer son développement, a expliqué Curtis Tighe, directeur du développement économique et touristique de la Ville d’Ingersoll.
C’est ainsi qu’il a fallu 14 ans de négociations pour acquérir 1 500 nouveaux acres de terres agricoles pour le développement résidentiel et industriel de la ville. Mais l’écoute, la discussion et la négociation ont permis d’élaborer une stratégie équilibrée visant la croissance durable d’Ingersoll pour les 25 prochaines années.
Les agriculteurs ont toutefois manifesté une certaine résistance. « Il faudrait voir les terres agricoles comme une ressource aussi naturelle que l’eau et les arbres […], indispensables à nos vies », a soutenu Gordon Stock, propriétaire d’une exploitation agricole. À ses yeux, protéger les terres de premier ordre et très productives de la région, c’est assurer la durabilité de l’approvisionnement alimentaire.
« Plus la province importe d’aliments, plus il y a de combustion fossile, a-t-il noté. Au bout du compte, nous délocalisons simplement nos émissions de carbone à l’étranger. »
Dans le canton de Wilmot, à environ 45 minutes de route au nord d’Ingersoll, les agriculteurs s’opposent aux efforts de la région de Waterloo visant à exproprier des terres agricoles pour faire place à un mégasite industriel. Ces efforts sont liés à la décision du gouvernement de l’Ontario de regrouper de grandes étendues de terre pour attirer les entreprises internationales qui cherchent à construire des usines de VE et de batteries, entre autres projets.
Dans une région focalisée sur sa croissance et son développement, l’utilisation des terres constitue un défi à relever d’urgence, tant pour les agriculteurs que les municipalités. Surtout depuis l’entrée en scène des promoteurs de l’énergie éolienne, et d’autant plus que l’agriculture rivalise avec l’industrie pour accéder à un approvisionnement en électricité durable, fiable et abordable.
Les agriculteurs redoutent aussi la hausse des coûts que pourraient entraîner les mesures de réduction des gaz à effet de serre. Selon Gordon Stock, le gouvernement fédéral devrait reconnaître les efforts d’adaptation déjà consentis par l’industrie agricole : « Pour favoriser la transformation verte de l’agriculture, mieux vaut une approche équilibrée, collaborative et constructive que des mesures punitives. Ottawa ne peut établir des cibles et des mandats avant que les solutions et les technologies aient fait leurs preuves. Sinon, on juge que personne ne s’intéresse aux moyens, pourvu que ce soit fait. »
Certains interviewés ont d’ailleurs mentionné qu’une poche de résistance très active s’oppose dans la région à toute transformation énergétique.
Pour Adam Funnell, ancien président de la Chambre de commerce d’Ingersoll, petit entrepreneur et planificateur financier, ce groupe anti-changement exprime une opinion minoritaire : « Les médias accordent trop d’attention à cette minorité bruyante et à ses arguments chocs. C’est ce qui politise la question et avive les tensions. »
Curtis Tighe a ajouté qu’il faut plutôt « modérer le discours et amener les gens à travailler ensemble ».
Mais les interviewés ont reconnu que les griefs et critiques de gens tout à fait raisonnables soulèvent d’importantes questions et réflexions dont il faut discuter. Comme l’a noté l’exploitant agricole Gordon Stock : « Le simple fait de poser une question épineuse ne fait pas de vous un climato-négationniste ou un opposant au progrès. »
« Changer les comportements est un long processus, et il faudra du temps pour y arriver, a ajouté Allan Simm, directeur général de Community Futures Oxford, un petit centre de soutien aux entreprises financé par Ottawa. Beaucoup d’entrepreneurs en sont eux-mêmes amenés à sensibiliser le public aux produits et pratiques durables ou à l’économie circulaire. »
Enjeux socioéconomiques
Comme de nombreuses communautés du pays, Ingersoll est confrontée à une pénurie dans les secteurs du logement, des soins de santé et des services, qui s’est exacerbée avec le récent afflux de nouveaux immigrants mais aussi de retraités et de familles avec de jeunes enfants venus du reste de la province.
« Le plus grand défi, c’est le logement : il n’y en a pas assez, les loyers sont inabordables et il manque de place pour construire », a déploré Adam Funnell, de la Chambre de commerce d’Ingersoll.
Selon Mark Gee, représentant syndical du Local 88 d’Unifor : « Les emplois chez CAMI restent parmi les mieux rémunérés et pourtant, même ces travailleurs ne peuvent accéder au marché du logement sans un double salaire. Et quand les deux conjoints travaillent pour le même employeur, ils craignent constamment d’être mis à pied. »
Le manque de logements abordables ajoute aussi à la difficulté d’attirer des travailleurs dans la région. Les employeurs se heurtent déjà à une pénurie de main-d’œuvre et les administrations locales, qui ont besoin d’une population en âge de travailler pour stabiliser leur assiette fiscale, en subissent les contrecoups.
« Pour les entreprises, l’enjeu no 1 est de trouver et de conserver des employés », a souligné Adam Funnell, citant le cas d’un autre gros employeur confronté à des problèmes semblables. « Le camionnage est en expansion et embauche sans arrêt. Il y a un urgent besoin de mettre les produits sur le marché. Et certaines usines font venir des gens d’ailleurs, par exemple de Hamilton, pour travailler dans les usines de fabrication d’Ingersoll. »
Kelly Gilson, directrice de Centraide Oxford, qui couvre la ville d’Ingersoll, a évoqué les quatre années tumultueuses qui ont ébranlé la communauté : « Ç’a été très dur. Les employés de CAMI et du Local 88 d’Unifor sont une famille pour nous. Ils ont toujours donné à Centraide et soutenu bénévolement nos activités et la communauté. Dès le début, ils étaient là quand nous avions besoin d’eux. C’était donc important de les soutenir à notre tour pendant cette difficile période. »
Elle s’est souvenue du mot de remerciement d’une travailleuse licenciée de GM, qui disait avoir longtemps donné à Centraide sans imaginer qu’elle aurait un jour besoin de ses services. La fermeture de l’usine a non seulement touché les employés de GM, a ajouté Kelly Gilson, elle s’est répercutée dans toute la communauté et a fait croître la demande pour les services financés par l’organisme.
Et les conséquences n’étaient pas seulement financières : « Il y a eu un contrecoup social pour les gens et la communauté elle-même, selon Kelly Gilson. Mais ce qui domine aujourd’hui, c’est le sentiment d’avoir traversé le plus difficile. Clairement, l’avenir suscite plus d’espoir et d’enthousiasme », dit-elle.
Pour autant, « notre communauté subit des changements fondamentaux : pauvreté, itinérance, santé mentale, sécurité alimentaire, transport et, surtout, rareté des logements abordables », a observé Jeff Surridge, directeur général des Services d’emploi communautaire, entreprise sans but lucratif qui couvre le comté d’Oxford et soutient la formation et la recherche d’emploi.
Un point de vue repris par Allan Simm, de Community Futures Oxford : « Le logement abordable est un immense défi. La progression de l’itinérance et des enjeux de santé mentale touche particulièrement les entreprises de proximité. Oui à la durabilité, mais il s’agit ici d’une priorité absolue. »
L’arrivée à Ingersoll d’usines de production de VE et de batteries a rapidement propagé l’idée que la ville puisse devenir une plaque tournante des technologies propres.
Les gouvernements ont joué à cette fin un rôle clé en matière d’investissements. En avril 2022, Ottawa annonçait un investissement de 259 millions $, notamment pour faire de l’usine CAMI « la première installation de production à grande échelle de véhicules utilitaires électriques au Canada », le gouvernement de l’Ontario versant une contribution de contrepartie.
Les autres investissements en VE dans le sud-est de l’Ontario comprennent un partenariat fédéral-provincial avec Volkswagen, pour la production de batteries à St. Thomas, et un autre avec Toyota, pour la production de véhicules hybrides à Cambridge et Woodstock. D’autres installations de production et de séparateurs de batteries ont été annoncées à Windsor par Stellantis, en collaboration avec LG Energy Solution. De plus, Honda s’est engagé à investir 15 milliards $ dans la construction de quatre usines de fabrication de VE et de batteries en Ontario. Enfin, les gouvernements fédéral et provinciaux ont promis des milliards supplémentaires en appui à des projets en Ontario et ailleurs.
La proximité d’Ingersoll avec le marché américain, la grande autoroute 401 et la région du Grand Toronto en fait une ville propice au montage automobile et à la production de pièces, selon Curtis Tighe, l’agent de développement économique d’Ingersoll : « On trouve à moins d’une heure plusieurs grandes villes et 2,2 millions de personnes en âge de travailler. »
Les véhicules motorisés et les pièces d’automobiles représentent une part significative des échanges canado-américains. En 2023, les exportations canadiennes de véhicules et de pièces vers les États-Unis ont totalisé 84,9 milliards $ et les importations 83,2 milliards. L’industrie automobile canadienne est largement concentrée dans le sud-est de l’Ontario en raison de sa proximité avec nos voisins du Sud. Ingersoll se trouve à quelque 200 kilomètres de Windsor, un poste frontalier majeur. Mais cette étroite intégration transfrontalière expose tout particulièrement l’industrie aux tarifs américains ou à la modification des mesures touchant les types de véhicules achetés par les consommateurs.
La région est aussi vue comme un lieu prometteur pour la production d’énergies renouvelables étant donné ses atouts solaires et éoliens, de même que son emplacement sur des terres agricoles de premier ordre.
Une étude a montré qu’Ingersoll est située dans une zone où la qualité et la productivité des terres sont très élevées. En voici un extrait : « Les terres de premier ordre ne forment que 5 % de la masse terrestre canadienne. Et seulement 0,5 % de ces terres sont de classe 1, soit l’idéal pour les cultures en croissance. La zone centrale de l’Ontario [où se situe Ingersoll] a la chance de concentrer une part significative de cette ressource très limitée. Malheureusement, elle se trouve dans l’une des régions du pays où la croissance est la plus rapide. »
Les fermes ontariennes intègrent de plus en plus d’énergies renouvelables. Selon le Recensement de l’agriculture de Statistique Canada de 2021, le nombre de fermes qui déclarent produire de l’énergie renouvelable avait augmenté de 63,8 % cette année-là, pour s’établir à 8 483. Ces fermes représentent 17,5 % du nombre total des fermes ontariennes, une proportion plus élevée que dans toute autre province et supérieure à la moyenne nationale (11,9 %).
« Les agriculteurs et les entreprises agroalimentaires se sont adaptés de façon proactive en gérant de vastes transformations sur tous les plans : produits, pratiques et techniques, équipements et fournisseurs, dimensions des fermes, emballage, stockage et utilisation d’énergie, a affirmé l’exploitant agricole Gordon Stock. Les agriculteurs de la région ont déjà innové en adoptant des pratiques plus vertes et en s’adaptant aux enjeux climatiques. »
L’ingéniosité et la capacité d’action ont été le thème de plusieurs entrevues. Une fierté de longue date anime d’ailleurs cette région de fabrication, d’agriculture et de production alimentaire. Elle remonte au début du 20e siècle, quand on y comptait près de 100 fromageries, et se perpétue aujourd’hui dans la fabrication lourde.
« Les variations de la demande des consommateurs ont toujours influé sur la production, mais notre esprit d’entreprise ne s’est jamais démenti, selon Curtis Tighe. Nous avons chaque fois relevé le défi tout en progressant constamment. »
La plupart des interviewés ont parlé avec enthousiasme du potentiel économique de la région d’Ingersoll. Il y a un « sentiment positif », a noté Curtis Tighe : « Le conseil municipal s’est montré plutôt audacieux et entreprenant pour positionner Ingersoll comme une communauté axée sur la croissance […] et faire valoir tout ce que la communauté peut offrir. »
De fait, Ingersoll a connu ces dernières années une croissance économique record. « Ce monde est très concurrentiel et pour attirer des investissements, nous rivalisons aussi bien avec la planète qu’avec nos voisins, a conclu Curtis Tighe. Il nous faut agir intelligemment et penser à long terme. Déjà, nous jouons dans une ligue supérieure pour une ville de notre taille. »
La fabrication de VE et de batteries offre à Ingersoll d’importantes possibilités d’emplois stables et bien rémunérés. Ottawa s’est engagé à éliminer graduellement la vente de véhicules à essence d’ici à 2035. Mais selon plusieurs interviewés, il faudra un solide leadership gouvernemental et une prise de décision rapide pour assurer l’implantation efficace des VE. D’éventuels changements aux politiques américaines pourraient aussi restreindre la demande de VE dans un marché d’exportation crucial pour le Canada.
Les consommateurs « doivent être assurés » que la transition vers les VE se produira réellement, a dit le directeur de l’usine CAMI Bill Harkness. Et ils doivent voir les preuves concrètes des investissements d’infrastructure. Or les gouvernements ont lourdement investi dans la fabrication mais ont cessé d’offrir des remises sur l’achat de VE, a-t-il noté.
Ottawa offre aux consommateurs et aux entreprises des incitations pour l’achat de VE neufs, mais ce programme prendra fin au cours des deux prochaines années. Certaines provinces offrent aussi des remises sur l’achat de VE, mais pas l’Ontario.
« Investir dans la fabrication est indispensable mais artificiel si on n’investit pas pour développer le marché », a soutenu Bill Harkness.
Il sera aussi crucial de développer l’infrastructure d’électricité et de recharge des VE, y compris les lignes de transport d’électricité, les bornes, les installations d’élimination des batteries et la production électrique. Les usines de VE consomment beaucoup plus d’électricité que les usines de montage classiques. Une source fiable d’énergie électrique est donc essentielle à la production.
Dans sa réponse par courriel à nos questions, GM note que l’implantation d’infrastructures de recharge accuse du retard et cite une étude réalisée pour Ressources naturelles Canada, selon laquelle il faudra installer environ 40 000 bornes de recharge par année de 2025 à 2040. La maintenance pose également problème, un trop grand nombre de bornes existantes étant hors d’usage.
La question des minéraux critiques est aussi capitale. Le Canada possède de riches gisements de ces minéraux nécessaires à la production de batteries, mais « les minéraux enfouis n’ont de valeur qu’une fois traités », souligne GM. C’est la Chine qui domine actuellement le traitement des minéraux critiques à l’échelle mondiale.
Outre des investissements financiers, il faudra une prise de décision rapide pour assurer le succès de la transition énergétique. « Nous craignons que les gouvernements fédéral et provinciaux tardent à prendre les décisions stratégiques nécessaires à la construction des infrastructures dont l’énergie verte a besoin, a dit Adam Funnell, de la Chambre de commerce. Les décideurs doivent soutenir la transition de façon concrète et significative. »
« Je reste inquiet de voir la politique partisane et les conflits de personnalités entraver l’action et la recherche de solutions, a-t-il ajouté. La volonté politique est-elle vraiment au rendez-vous ? »
Jeff Surridge renchérit : « Tous les secteurs intègrent des initiatives vertes et les gens sautent sur une foule d’occasions, mais il est difficile d’avancer quand règne l’incertitude sur l’orientation de l’économie, des politiques de durabilité et des mesures de soutien. Il y a trop d’inconnues politiques. »
Une préoccupation partagée par les travailleurs : « Prendra-t-on les bonnes décisions ? », s’est interrogée Charlotte Johnston, ancienne syndiquée du Local 88 d’Unifor qui ne travaille plus chez CAMI. « Qu’arrivera-t-il si la population ne suit pas ou s’il y a un changement de cap ? Comme société, avons-nous bien réfléchi à l’enjeu des VE, ou forçons-nous les choses avant que tout soit pris en charge ? Si nous ne pouvons répondre à la demande, nos marchés n’iront-ils pas voir ailleurs ? »
Mark Gee, travailleur et représentant syndical à l’usine CAMI, s’est en outre inquiété de l’état de préparation des fournisseurs : « Pour lancer toute technologie verte, il faut prendre en compte la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement. Nos fournisseurs pourront-ils assurer à temps les pièces et les matières premières ? »
L’expansion de l’industrie des VE a créé une demande pour de nouvelles compétences chez les travailleurs de la région. « Nous ne pouvons simplement réaffecter les travailleurs de la chaîne de montage en supposant qu’ils maîtriseront les processus et exigences techniques des industries vertes, a noté Jeff Surridge. Par exemple, les usines de VE sont beaucoup plus automatisées que nos bonnes vieilles usines automobiles. Et 80 % de cette nouvelle main-d’œuvre devra posséder des compétences spécialisées. »
« Les employeurs ne peuvent pas non plus voler les talents d’autres secteurs, puisque ces compétences n’existent pas encore, a-t-il ajouté. On trouvera sans doute un ou deux spécialistes, mais le problème est l’adaptabilité de l’ensemble des travailleurs, surtout face à l’évolution constante des technologies. »
GM a conçu sa propre formation pour les travailleurs de l’usine CAMI, en déléguant tout d’abord une équipe aux États-Unis pour travailler avec un groupe d’ingénierie. À son retour, l’équipe a transmis ce savoir aux travailleurs de l’usine en combinant formation en classe et sur place.
Certains interviewés ont souligné la nécessité de programmes de formation élargis. « Beaucoup de travailleurs, qui n’ont fait que des études secondaires, pourraient avoir besoin d’une mise à niveau pour suivre des programmes plus avancés qu’une courte formation pour des emplois vulnérables, selon Charlotte Johnston. Il faut des programmes plus généralistes, pas seulement des formations rapides pour des emplois spécifiques et sans doute tout aussi précaires. »
Plusieurs ont suggéré d’assouplir l’admissibilité aux programmes, le soutien financier, le mode de prestation des formations et le choix des sujets. Car certains apprenants adultes ne peuvent étudier à temps plein en raison d’une scolarité inadéquate, d’obligations familiales ou de la nécessité de travailler à temps partiel. Selon Mark Gee, certains travailleurs licenciés de GM n’ont pu suivre la formation offerte par l’entreprise car l’aide financière ne suffisait pas à soutenir leur famille et à remplir les obligations financières du ménage.
« Le recyclage devrait prioriser ceux qui sont contraints de quitter leur secteur, de manière à ce qu’ils puissent trouver des emplois d’avenir, a proposé Charlotte Johnston. Peut-être faudrait-il un code d’accès accéléré aux programmes d’apprentissage pour les travailleurs licenciés par l’adoption de technologies vertes. »
Jeff Surridge a suggéré de « créer davantage de programmes axés sur la communauté ou les employeurs, qui offriraient aux travailleurs la flexibilité dont ils ont besoin. Cela nécessiterait toutefois une planification et des consultations locales qui alourdiraient les responsabilités des petites communautés aux ressources limitées ».
Le Ingersoll Skills Training Centre du Collège Conestoga assure l’une des rares formations de technicien de lignes électriques dans le sud-ouest de l’Ontario. Ce programme hybride de deux ans porte sur la construction, la maintenance et la réparation des systèmes aériens et souterrains de distribution électrique.
À l’instar des programmes de formation, les règles d’admissibilité à l’assurance-emploi (AE) sont mal adaptées aux licenciements partiels, temporaires et périodiques, a noté Charlotte Johnston, ou encore aux embauches retardées le temps qu’une entreprise fabrique de nouveaux produits en quantité suffisante.
Plusieurs ont convenu que l’AE accorde trop peu de temps pour suivre des programmes de formation plus complets et néglige le fait que les deux principaux salariés d’un ménage puissent travailler pour le même employeur.
L’admissibilité à l’AE devrait aussi prendre en compte tous les salariés touchés par le réaménagement des effectifs d’un gros employeur. « Il faut considérer toutes les entreprises concernées, a dit Charlotte Johnston. Car il y a beaucoup d’effets en aval sur l’emploi. Un fournisseur comptant près de 150 employés a dû fermer ses portes pendant l’arrêt de l’usine CAMI, par exemple, et même le restaurant Tim Hortons en a subi les conséquences. »
Plusieurs projets éoliens et solaires sont en cours dans la région d’Ingersoll, notamment la ferme éolienne de 18 mégawatts de Gunn’s Hill, le projet solaire de 10 mégawatts Ingersoll 1 et le projet solaire de 10 mégawatts Breen 2.
La question de l’énergie éolienne a été abordée dans plusieurs entrevues, certains y voyant une ressource et une occasion économique compatibles avec l’utilisation des terres agricoles, d’autres préconisant une approche prudente pour éviter l’empiétement sur des terres privées. Certains résidents se sont d’ailleurs vivement opposés aux projets éoliens.
« L’énergie éolienne offre de réelles possibilités de croissance, comme en témoigne son implantation dans l’Union européenne », a affirmé Helmut Schneider, de Prowind Renewables et de la Oxford Community Energy Co-op, qui en font la promotion. L’Allemagne compte environ 10 fois plus d’éoliennes que l’Ontario, même si sa masse terrestre est trois fois moindre que celle de cette province.
« Il faut inciter les municipalités à s’intéresser aux éoliennes, ou à s’y montrer moins réticentes, a-t-il poursuivi. Plutôt que de les bannir complètement, il faut pousser les recherches et les vérifications, consulter et créer des partenariats pour définir des lignes directrices plus souples. Les propriétaires fonciers doivent avoir le mot final sur la décision d’installer une éolienne sur leurs terres. »
Le gouvernement de l’Ontario a accordé aux municipalités un droit de veto sur les nouveaux projets de production d’énergie. Plus de 150 municipalités, dont certaines du comté d’Oxford, refusent d’installer des éoliennes en invoquant diverses raisons dont l’occupation des sols, le bruit, les effets sur la santé et l’altération du paysage.
La fermeture de l’usine CAMI et les mises à pied en cours ont montré l’importance des ressources communautaires et des services sociaux pour les employés licenciés et en transition, mais aussi les autres travailleurs de la communauté. Certains interviewés ont signalé l’augmentation d’une série de problèmes : dépression, anxiété, stress, violence familiale, toxicomanie, difficultés financières, maladie et enjeux de santé mentale. Des problèmes aggravés lorsque plus d’un salarié du ménage travaillent pour la même entreprise.
Aux employeurs qui s’apprêtent à réaménager leurs effectifs, les responsables communautaires ont suggéré une approche de planification proactive qui anticipe les problèmes de santé mentale en période de stress et d’incertitude.
Ces employeurs pourraient notamment créer une équipe d’intervention et de planification formée de représentants de l’entreprise, des travailleurs, des gouvernements, des prestataires de soins de santé et autres organismes et fournisseurs locaux de services. Une telle stratégie de mieux-être communautaire devrait s’amorcer bien avant le réaménagement des effectifs, et prévoir non seulement les services de soutien mais aussi les moyens d’y accéder.
À maints égards, la transformation de l’usine CAMI de GM en installation de montage de véhicules électriques est une réussite communautaire. Les investissements publics dans l’usine d’Ingersoll de GM et dans tout le sud-est de l’Ontario offrent la possibilité de relancer l’économie locale, provinciale et nationale dans une nouvelle direction. Les travailleurs de GM et les responsables communautaires sont fiers d’être à l’avant-garde de la transition vers les VE.
Mais l’expérience d’Ingersoll illustre aussi les défis liés à la gestion d’une transformation de la main-d’œuvre et des communautés, de même que les nombreuses questions à résoudre en cours de route. Les travailleurs restent inquiets et incertains que la demande de VE suffira à maintenir la production, que les programmes de formation et d’acquisition de compétences répondront aux besoins d’une nouvelle main-d’œuvre, et que les règles d’admissibilité de l’AE permettront de soutenir les travailleurs licenciés pendant la fermeture et le réoutillage des usines.
De leur côté, les responsables communautaires craignent de ne pouvoir offrir les programmes de soutien et les services sociaux qui aideront les travailleurs et résidents à traverser les moments difficiles. Quant aux employeurs, ils tentent d’obtenir un soutien de l’État pour améliorer la chaîne d’approvisionnement des VE et développer les infrastructures nécessaires en matière de lignes de transport d’électricité, de bornes de recharge, de production d’électricité et de minéraux critiques.
Ces questions ont une importance cruciale pour les responsables communautaires, les employeurs et les résidents d’Ingersoll. Pour assurer le succès de la transition, ils veulent que les gouvernements entendent leurs préoccupations, répondent à leurs attentes et assurent ce qui suit :
L’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) a conçu une méthodologie pour mesurer l’exposition des communautés aux crises de main-d’oeuvre suscitées par la lutte planétaire contre les changements climatiques. Cette méthodologie utilise trois indices pour noter et classer les divisions de recensement de tout le pays. D’après leur classement, les divisions de recensement sont réparties entre six groupes selon un niveau d’exposition variant de « non exposé » à « le plus exposé ».
Les trois indices sont les suivants : exposition des grands émetteurs (émissions des grandes installations par rapport à la taille de la communauté), exposition à l’intensité (taux d’emploi dans les secteurs à forte intensité d’émissions), et exposition des marchés (taux d’emploi dans les secteurs dont le marché international est appelé à se transformer).
Cette analyse est illustrée par une carte interactive élaborée de concert avec le Programme de données communautaires du Réseau canadien de développement économique. Elle est accessible sur le site de l’IRPP (https://irpp.org/fr/transformations-communautaires/), où l’on trouvera aussi une description détaillée de la méthodologie utilisée.
En complément de cet exercice de cartographie, l’IRPP a dressé le profil de 10 communautés du pays en menant une série d’entrevues avec les gens qui y vivent et travaillent. La plupart des communautés retenues sont situées dans les divisions de recensement les plus exposées, mais d’autres ont été choisies en raison de développements à venir ou d’expériences antérieures. Les profils visent à couvrir diverses régions du pays et formes d’activité économique. Ces instantanés ont pour but d’enrichir la réflexion sur les défis et possibilités des communautés, de même qu’à faire connaître le point de vue de leurs résidents.
La ville d’Ingersoll, en Ontario, figure parmi les communautés retenues. Elle a été choisie parce qu’elle est située dans une division de recensement – le comté d’Oxford – dont l’indice « exposition des marchés » est plus élevée que d’autres. Cet indice reflète un fort taux d’emploi dans la fabrication d’équipements de transport, principalement de véhicules motorisés et de pièces d’automobiles. Ingersoll abrite aussi l’usine de montage CAMI de General Motors, l’une des premières installations de production de véhicules électriques à grande échelle du pays.
L’IRPP et le site The Energy Mix ont réalisé les entrevues avec des membres de la communauté d’Ingersoll, troisième ville en importance de la division de recensement d’Oxford. L’IRPP s’est aussi rendu à Ingersoll pour une visite guidée de l’usine CAMI.
Ci-dessous, nous détaillons l’analyse de l’exposition du comté d’Oxford, qui inclus Ingersoll, Woodstock, Tillsonburg, Norwich et Zorra. Les autres données non utilisées dans l’analyse, comme les changements démographiques, le taux de chômage et les caractéristiques démographiques des travailleurs, sont tirées du recensement de 2021.
Pour toutes questions sur le profil ou l’analyse, prière de contacter communitytransformations@nullirpp.org.
Ce profil communautaire est publié dans le cadre du projet Transformations communautaires de l’IRPP. Il a été rédigé par The Energy Mix et l’IRPP. La révision linguistique de la version anglaise originale a été effectuée par Rosanna Tamburri et Abigail Jackson. L’analyse des données a été effectuée par Ricardo Chejfec, la traduction par Michel Beauchamp, la correction d’épreuves et la coordination éditoriale par Étienne Tremblay, la gestion de la publication par Rosanna Tamburri, la production par Chantal Létourneau et la direction artistique par Anne Tremblay. Les photos sont de Yaira Estrada-Wagner et GM Canada.
Le projet Transformations communautaires a été financé en partie par la fondation McConnell et Vancity. Fermement attaché à son indépendance éditoriale, l’IRPP conserve le plein contrôle du contenu de toutes ses publications.
Ce texte est une traduction de Ingersoll: Ontario Auto Town Grapples with the EV Transition.
Pour citer ce document :
Institut de recherche en politiques publiques. (2025). Ingersoll : la ville ontarienne qui mène la transition vers le VE. Institut de recherche en politiques publiques.
Nous remercions les personnes suivantes d’avoir pris le temps de partager avec nous leurs idées et leurs expériences.