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Défis du vieillissement

Réorganiser les soins de longue durée à la lumière de la pandémie

Yves Couturier, Maxime Guillette and David Lanneville 8 décembre 2021

La catastrophe survenue dans les établissements de soins de longue durée durant la pandémie n’aurait dû surprendre personne. Les dysfonctionnements des soins et services aux aînés étaient connus de longue date et la pandémie est venue rappeler combien les multiples réformes du système de santé entreprises dans les dernières décennies avaient laissé le problème entier. Les événements récents ont confirmé l’urgence d’entreprendre une réorganisation en profondeur des soins de longue durée au Québec. Le gouvernement doit lancer trois chantiers prioritaires pour renforcer la capacité d’innovation, d’autoévaluation et d’adaptation du réseau afin d’améliorer la qualité des soins. Il lui faut réévaluer le continuum de soins et services aux personnes aînées en perte d’autonomie et réinvestir en fonction des besoins, revoir la gouvernance et l’organisation des CHSLD, et se doter d’une agence « Qualité Québec » qui instituerait une capacité d’apprentissage et d’évaluation continue des politiques et des pratiques dans le réseau.

Une occasion à saisir

À mesure que la pandémie de COVID-19 s’épuisera au cours prochains mois ou des prochaines années, les dysfonctionnements majeurs des soins de longue durée risquent de sombrer à nouveau dans l’oubli. C’est maintenant, alors que le souvenir de l’expérience traumatisante de la pandémie est vif, qu’il faut entreprendre la réorganisation en profondeur de ces soins. Comme toute occasion politique, elle peut se transformer en rendez-vous manqué… jusqu’à la prochaine crise. Nos concitoyens les plus vulnérables seront donc encore une fois condamnés à faire les frais de notre inaction passée.

Les établissements d’hébergement et de soins de longue durée — les CHSLD au Québec — ont été frappés très durement par la COVID-19. La gravité de la crise a surpris le grand public, tout comme, semble-t-il, les responsables des politiques publiques de santé[1] ainsi que les gestionnaires du domaine de la santé et des services sociaux, dont le réflexe fut, comme d’habitude, de prioriser les hôpitaux au détriment des autres secteurs de soins, même ceux qui étaient potentiellement plus fragiles. Pourtant le nombre de décès dans les CHSLD et les souffrances attribuables à la pandémie ne devraient pas être surprenants pour qui connaît un tant soit peu ces établissements.

L’ampleur de la crise au Québec, où la proportion de décès est la plus forte au
Canada, s’explique par trois groupes de causes qu’il importe de distinguer pour revoir de façon adéquate les politiques publiques en matière de soins de longue durée postpandémiques. Le premier groupe de causes est strictement épidémiologique ; il fait notamment en sorte que les personnes les plus âgées et fragiles ont souffert davantage que les personnes plus jeunes et en bonne santé. Le deuxième groupe de causes est lié à la gestion de crise, tels les réflexes hospitalocentristes que nous venons d’évoquer. Finalement, le troisième groupe est constitué de causes durables antérieures qui rendent les soins de longue durée particulièrement vulnérables aux effets de la pandémie.

Le premier groupe de causes est un peu moins directement un objet de politique publique que les deux autres. Quant au deuxième groupe, il est possible d’accorder des circonstances atténuantes aux responsables des politiques publiques, notamment au regard des expériences italiennes et new-yorkaises qui faisaient craindre légitimement l’effondrement du système hospitalier, ce qui est sans conteste une source de frayeur pour tout décideur du domaine de la santé. Par contre, en ce qui concerne le troisième groupe de causes, les leçons à tirer du point de vue des politiques publiques sont nombreuses. C’est pourquoi nous nous y attarderons en orientant notre réflexion vers des solutions réalistes qui concernent l’accompagnement du changement recherché par les réformes et les diverses innovations qu’elles promeuvent. Les leçons prépandémiques éclaireront par le fait même les solutions postpandémiques.

Les causes historiques des effets dévastateurs de la pandémie sur les soins de longue durée

Les conditions historiques de la crise qui a frappé les soins de longue durée sont nombreuses et largement reconnues, comme en témoigne le rapport préliminaire de la commissaire à la santé et au bien-être Joanne Castonguay portant sur la performance des soins et services aux aînés dans le contexte de la COVID-19[2] : insuffisance des politiques de lutte contre les infections, niveaux de soins inadéquats, gestion problématique des ressources humaines, équipements de protection manquants, environnement de travail nuisible à la santé et à la sécurité au travail, manque de prévision de l’accroissement des besoins d’une population vieillissante, gouvernance défavorable à l’innovation, éloignée des milieux et faiblement imputable, sous-valorisation de la contribution des préposés aux bénéficiaires, etc. En fait, la liste des dysfonctionnements déjà connus est longue. Comment expliquer alors la récurrence de ces difficultés ? C’est là que l’analyse politique devient essentielle.

À cause du vieillissement rapide de la population, les politiques publiques du Québec en matière de soins de longue durée ont fait l’objet d’importantes révisions depuis 20 ans, au point d’avoir occasionné les plus grandes réformes de l’organisation des services de soins de santé depuis la création du système au début des années 1970. Dans la foulée du mouvement international de désinstitutionnalisation, le gouvernement du Québec a formulé en 2003 une politique ambitieuse[3] affirmant que le maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie fonctionnelle devait guider les décisions cliniques, organisationnelles et politiques. Avantageuse du point de vue des finances publiques, cette orientation répond avant tout au désir des aînés de demeurer à domicile, en plus de favoriser le maintien de la vie sociale et de réduire les risques de complications pouvant résulter d’une hospitalisation, entre autres avantages par rapport aux formules d’hébergement de longue durée. Sous l’impulsion de cette politique, le pourcentage de personnes vivant en CHSLD, quel que soit leur âge, est passé en quelques décennies d’environ 7 p. 100 à 2,6 p. 100. Ce succès a trois conséquences très prévisibles.

La première est un important alourdissement de la clientèle des services de soutien à domicile, puisque les gens sont beaucoup moins orientés vers des établissements qui offrent des soins de longue durée.

La deuxième est un alourdissement marqué de la clientèle des CHSLD en raison du resserrement des critères d’accès. Il s’agit là d’une conséquence qui était facilement prévisible.

La troisième conséquence a été le formidable essor, comme nulle part ailleurs au
Canada, des résidences privées pour aînés pour répondre aux besoins de la population âgée ou en perte d’autonomie. Au Québec, 18,4 p. 100 des personnes de 75 ans et plus vivent dans ce type d’établissement, comparativement à 5 à 10 p. 100 dans les autres provinces canadiennes[4]. Vu leur importance numérique, ces lieux d’hébergement devraient normalement faire partie intégrante du continuum de services offerts aux aînés au Québec, ce qui n’est pas le cas.

Les deux premières évolutions étaient en principe positives, dans la mesure où leurs effets ont pu être anticipés (par exemple, en intensifiant les services à domicile et en ajustant les ratios résidents/professionnels en CHSLD pour tenir compte de l’alourdissement de la clientèle). Or, pour l’essentiel, les ressources n’ont pas suivi l’augmentation des besoins. Et la faible intégration des résidences privées pour aînés dans le continuum de soins[5] cause parfois de la désorganisation. Par exemple, orienter vers les urgences une personne aînée présentant un problème de santé mineur fait peut-être l’affaire de la résidence privée, mais cela peut présenter, en contexte pandémique, un risque important d’exposition aux nombreuses sources d’infections présentes dans les établissements de soins de santé. Même en temps normal, cette incohérence clinique peut surgir, quoique le risque soit moins élevé.

L’insuffisance des soins de longue durée publics ne découle donc pas d’une sorte de phénomène naturel passager (la retraite des baby-boomers), mais constitue bel et bien un effet de l’incapacité des responsables publics à anticiper les effets cliniques de l’augmentation du nombre d’aînés que connaissent toutes les sociétés avancées, ou simplement l’impact de leurs propres décisions politiques et organisationnelles sur la réalité clinique.

De l’analyse à la réponse aux besoins

La transition épidémiologique (les principales causes de mortalité) et la transition de politiques publiques que connaît le Québec depuis plusieurs décennies n’ont donc pas été suivies d’une troisième transition pourtant nécessaire que nous pourrions qualifier d’opérationnelle. Le système de soins de santé en général, et les CHSLD en particulier, doivent accomplir avec plus de sérieux les efforts de transformation qui les animent depuis 20 ans. Cette dernière transition concerne spécifiquement la mise en œuvre des politiques publiques en tant que moyen pour que fonctionne positivement le système de soins de santé.

Pour que l’orientation ministérielle de 2003 affirmant que le domicile est le premier choix soit efficace, il fallait que des services à domicile de qualité soient implantés à la hauteur des besoins de la population. Or, l’écart entre les besoins et les moyens est constamment demeuré abyssal, malgré les réinvestissements annoncés à chaque printemps budgétaire. Le Québec demeure encore aujourd’hui la grande province canadienne[6] qui dépense le moins pour les soins à domicile ; dans les faits, il privilégie le financement des CHSLD[7].

En fin de compte, ces décisions historiques contraignent les décideurs à se concentrer sur les hôpitaux et les CHSLD, car ces établissements possèdent de facto les meilleures ressources pour faire face à la hausse des besoins de la population. Ce renversement, en pratique, de la politique de 2003 a des répercussions certaines : engorgement des hôpitaux en raison de services insuffisants pour retourner à domicile un patient partiellement rétabli, pression sur les listes d’attentes des CHSLD, etc. Cette réalité est accentuée par les échéanciers électoraux qui conduisent trop souvent les décideurs à agir sur les situations les plus critiques, sur le court terme, alors que le développement des soins à domicile nécessiterait une action structurante et durable sur le long terme pour produire les effets escomptés.

Des réformes ambitieuses mais peu efficaces

Devant la récurrence des difficultés, les responsables des politiques publiques en matière de soins de longue durée ont initié et piloté en 2004 et 2015 des réformes de l’organisation des services d’une ampleur sans commune mesure ailleurs dans le monde. La réforme de 2004 a intégré les CHSLD dans les centres de santé et de services sociaux (CSSS), ce qui devait en principe faciliter la continuité des soins aux aînés en perte d’autonomie. La réforme de 2015 a poussé plus loin les fusions en intégrant les CSSS entre eux et en instaurant des services de seconde ligne, comme les centres de réadaptation, si importants pour les aînés. Ces réformes visaient expressément la constitution de continuums de services pour les clientèles prioritaires, dont celle des aînés en perte d’autonomie. Parmi les motifs centraux de ces réformes se trouvait justement la nécessité d’assurer une meilleure utilisation des ressources hospitalières, d’éviter autant que possible les hébergements de longue durée (car propices aux complications résultant d’une intervention médicale), de combler le déficit d’intervention à domicile visant à maintenir l’autonomie fonctionnelle des aînés, de contenir l’augmentation continuelle des dépenses et de résoudre le problème structurel central de tout système de soins de santé et de services sociaux beveridgien[8], soit la difficulté ­d’accès aux soins. Ces ­réformes majeures ont été accompagnées d’importantes innovations, comme la constitution, à partir de 2002, des groupes de médecins de famille (GMF) — qui n’ont cependant pas complètement réussi à prendre en charge les besoins des aînés —, l’implantation incertaine de l’approche milieu de vie en CHSLD (une philosophie de soins visant à offrir des soins et des services personnalisés et favorables au bien-être global des résidents) ou l’Approche adaptée à la personne âgée en milieu hospitalier[9], qui aurait dû rendre les hôpitaux plus sensibles aux spécificités cliniques du grand âge. Malheureusement, ce volontarisme apparent des politiques publiques n’a pas su protéger les personnes vivant en CHSLD. Pourquoi ?

Malgré les réformes et quelques innovations prometteuses, l’organisation des
CHSLD a en gros maintenu une conception industrielle de l’organisation des soins directement héritée de l’ancien modèle asilaire du 19e siècle. La philosophie de soins et les modalités de gestion et d’organisation du travail demeurent dans les faits d’une autre époque[10]. Ce modèle a été en grande partie démantelé en santé mentale par la désinstitutionnalisation et par le virage vers le domicile pour les aînés. Les CHSLD restants trouvent donc leurs racines dans cette longue histoire chrétienne des asiles. Si leurs promoteurs pouvaient se bercer d’illusions quant aux effets des réformes structurelles (malgré les critiques récurrentes provenant autant des chercheurs, des organismes régulateurs et des médias que des usagers et de leurs proches), la pandémie a dévoilé l’inefficacité et la dangerosité des changements superficiels au grand public, avec un nombre de décès en CHSLD au Québec équivalant à près de 50 avions gros porteurs qui se seraient écrasés en seulement quelques mois.

Concrètement, rédiger une politique de contrôle des infections n’a pas d’effet sur la réalité clinique si les équipements de protection sont absents, si les employés provenant d’agences deviennent (ils le demeurent aujourd’hui) de puissants vecteurs du pathogène, si les infirmières spécialisées sont embauchées trop tard, etc. Il est malheureusement nécessaire de rappeler ici que les effets des diverses innovations implantées avant la pandémie étaient déjà trop modestes. Leurs effets risquent d’être encore plus limités pendant au moins une décennie, en raison des conséquences postpandémiques comme les reports de soins, de dépistage et de prévention, les effets sur la santé mentale et l’accélération de la perte d’autonomie. La pandémie exercera une pression haussière très forte sur la demande de services, alors même que les personnes qui donnent les services ont été épuisées par la pandémie.

L’incapacité à mettre en œuvre, dans les pratiques organisationnelles et professionnelles, des politiques publiques a priori positives a pour causes fondamentales :

  • Un sous-investissement chronique et un mode de financement par établissement ayant peu évolué depuis 1970[11] ;
  • Un refus d’anticiper les effets prévisibles du vieillissement des populations. Ce refus persiste encore aujourd’hui. Alors que le Québec compte 6 000 nouvelles personnes de plus de 85 ans chaque année, le gouvernement actuel a annoncé 2 400 places en maisons des aînés sur quatre ans, sans compter que plusieurs de ces lits remplaceront des lits désuets. Le mur des besoins populationnels est donc devant nous, mais il est probablement déjà trop tard pour l’éviter ;
  • Un manque de préoccupation pour la gestion du changement et une capacité managériale insuffisante pour s’en acquitter correctement ;
  • Les effets désorganisateurs d’une politique ayant de facto favorisé l’expansion du secteur privé, notamment la place des résidences pour personnes aînées au Québec, de loin la plus importante au Canada par habitant. Par leurs choix opérationnels et cliniques, ces établissements contredisent certains principes fondamentaux de l’organisation publique des services, en adoptant trop souvent des pratiques qui entraînent des pertes d’autonomie. Ainsi, en prescrivant des médicaments inadéquats, en échouant à faire bouger et lever de leurs lits les personnes hébergées et en n’offrant pas assez de loisirs, la perte de mobilité ou l’incontinence peuvent s’installer plus rapidement ;
  • L’identification de coupables faciles à pointer du doigt, qui sert à détourner le regard des déterminants fondamentaux des difficultés rencontrées. De nos jours, la pénurie de main-d’œuvre a le dos large. Tous les gestionnaires la mentionnent en chœur, et ce, plusieurs fois par jour, le regard mi-accablé, mi-résigné. S’il ne fait aucun doute que la pénurie est réelle, au moins deux arguments en diminuent radicalement la portée. Le premier est qu’au temps béni de l’absence de pénurie, ce paradis perdu n’avait pas produit une qualité de service meilleure que celle observée aujourd’hui. Le second est qu’une part de la pénurie découle de l’incapacité à instaurer les changements promis et attendus. Par conséquent, les problèmes perdurent. Qu’il s’agisse des pressions indues sur la productivité des travailleuses sociales, du temps supplémentaire obligatoire des infirmières, ou du recours à des agences de main-d’œuvre externe pour les préposés aux bénéficiaires et les infirmières, la situation en pousse plusieurs à quitter le métier, à devancer leur retraite, ou à tenir le coup en passant à des semaines de quatre ou de trois jours. Plus grave encore, cela constitue un risque important d’épuisement professionnel, un des postes budgétaires des ­organisations de santé parmi les plus ­incontrôlés depuis au moins 20 ans. Enfin, cet environnement délétère peut parfois avoir un effet encore plus insidieux chez certains employés, soit la désertion interne, c’est-à-dire l’attitude que prend un ­travailleur lorsqu’il décide de ne plus pleinement s’investir dans l’accomplissement de sa tâche quotidienne. La personne est là, à son poste et dans les statistiques, mais son véritable engagement demeure en pratique plus limité. Cela provoque une sorte de lassitude face à l’innovation, les acteurs volontaires pouvant se décourager en constatant que les diverses réformes n’améliorent pas leur sort.

Des chantiers à lancer

Nous identifions trois chantiers prioritaires et réalistes du point de vue des politiques publiques pour préparer le prochain cycle d’innovation dans les soins de longue durée.

  1. Il importe de repenser les soins de longue durée dans leur globalité et d’y réinvestir à la hauteur des besoins. La solution ne doit cependant pas se limiter à une augmentation des ressources. Elle doit impérativement concerner l’ensemble du continuum des services aux personnes aînées en perte d’autonomie fonctionnelle, et donc, améliorer en priorité les services à domicile. Des normes canadiennes plus précises pourraient imposer ce standard, pour peu qu’il y ait un niveau de financement adéquat ;
  2. Le Québec doit se doter d’une agence de type « Qualité Québec » dont la mission consisterait à transformer le système de soins de santé québécois en un système de santé apprenant (SSA). L’Écosse montre la voie en la matière[12]. Un système de santé apprenant vise à instituer dans les processus cliniques, managériaux et politiques une capacité d’apprentissage à partir des expé­riences des acteurs, en cours d’action, et à apporter des ajustements en continu en fonction du réel. Pour qu’une telle capacité d’apprentissage advienne, il faut un accès aux données cliniques pour informer les décideurs, une gestion du changement compétente et suffisante (comme des ressources humaines dédiées et formées pour accompagner les transformations) pour accomplir les changements nécessaires, une analyse de performance en termes d’effets cliniques (pour monitorer les effets de ce qui est transformé), des politiques publiques incitatives pour soutenir les bonnes volontés, etc. ;
  3. Sur le plan opérationnel, il faut revoir en profondeur la gouvernance et l’organisation du travail des CHSLD afin de les amener aux normes du 21e siècle. Cela requiert l’abolition (qui serait sans doute progressive) du modèle asilaire et son remplacement par des structures plus petites, imbriquées dans la communauté, mais néanmoins publiques afin d’assurer la cohérence des conti­nuums de soins. Pour ce faire, la territorialisation de la gouvernance du système de santé sur des milieux de vie plutôt que sur de vastes régions permettrait à la fois un bon contrôle de la qualité et une adaptation plus spécifique de l’offre de services aux particularités des diverses communautés.

Ces chantiers doivent s’appuyer sur quatre buts interdépendants : 1) accroître la satisfaction des usagers ; 2) accroître la satisfaction des travailleurs (y compris des gestionnaires) ; 3) obtenir des résultats cliniques ; 4) viser l’optimisation budgétaire en s’assurant de la pertinence et de l’efficience des soins prodigués[13]. En ce qui concerne ce dernier point, l’efficience budgétaire n’est pas la réduction des coûts, mais plutôt l’obtention de la meilleure valeur clinique possible pour les sommes dépensées.

Force est de constater que ces quatre buts n’ont pas été atteints par les diverses réformes qui ont visé les soins de longue durée jusqu’ici. La pandémie a en effet montré au grand public que les besoins de la population ne sont pas mieux satisfaits, que les employés sont épuisés et découragés, et que les effets cliniques des réformes et les gains de valeur demeurent incertains.

D’un point de vue opérationnel, les quatre buts peuvent être positivement travaillées par les responsables des changements à venir à partir des six piliers proposés par la Fondation canadienne pour l’amélioration des systèmes de santé[14] et reformulés par nous comme suit :

  1. Mettre à contribution les gestionnaires dans la création d’une culture d’amélioration continue de la qualité ;
  2. Se concentrer sur les besoins de la population et non sur ceux des organisations ou du système ;
  3. Énoncer des politiques publiques favorables, y compris des incitatifs ;
  4. Renforcer la capacité des organisations ;
  5. Mobiliser les usagers ;
  6. Fonder les décisions politiques, managériales et cliniques sur les résultats probants de la recherche.

À défaut de lancer rapidement ces chantiers et de les faire reposer sur ces piliers, nous serons condamnés à subir avec résignation la prochaine pandémie et les défis liés au vieillissement des populations. Au drame des milliers de morts de 2020 s’ajoutera le drame de ne pas en avoir tiré d’apprentissage utile pour l’avenir.

Un décideur de haut niveau, sous-ministre ou ministre, doit en priorité se doter des moyens qui lui permettront de mettre en place les changements qu’il vise. Ces moyens sont en grande partie conceptuels et offerts par la science. Ils sont ensuite opérationnels, en déployant une réelle capacité de gestion du changement, incluant des boucles d’information en continu quant à l’atteinte des effets cliniques du changement mis en œuvre. Dans un cas comme dans l’autre, ces moyens requièrent ­l’accès à de l’information sur les effets cliniques, des ressources dédiées à la gestion du changement et une volonté profonde, substantielle et durable à l’égard des cibles du changement.

Un réseau de soins de longue durée apprenant, une priorité en matière de politique publique

La politique publique a évidemment un rôle important à jouer pour repenser l’organisation des soins de longue durée. Le défi actuel n’est cependant pas celui de la formulation de politiques en principe adéquates — cela a déjà été fait. Il importe plutôt d’élaborer des politiques publiques qui ont de l’effet dans le réel et qui, pour ce faire, sont réflexives. Nous entendons par là des politiques qui, en plus de reposer sur des principes positifs et des résultats de recherche probants, incluent des mécanismes de participation sociale pour assurer leur adéquation aux besoins, des mécanismes de contrôle de la performance au regard des quatre buts susmentionnés et des mécanismes de gestion du changement. Ces politiques requièrent donc une capacité d’ajustement continu indépendante des cycles longs de production des politiques publiques. Ceux-ci font en sorte qu’entre le moment de l’identification des problèmes à résoudre et celui de la formulation de la politique, puis de son adoption, de sa mise en œuvre et de sa routinisation, l’inefficacité s’installe durablement. La politique publique doit prévoir des moyens qui la mettront à l’abri d’une vision immobiliste des choses et instaurer dans ses principes actifs la capacité réflexive d’ajustement à la réalité – la capacité d’apprentissage que nous appelons de nos vœux dans ce texte. Autrement, les concepteurs de politiques publiques seront durablement enfermés dans l’inefficacité et repliés dans la révision de textes de lois et de politiques qui sont toujours à refaire en raison de leur inefficience.

[1] Castonguay, A., 2021. Le printemps le plus long : Au coeur de la bataille politique contre la COVID-19, Montréal, Québec Amérique ; Picard, A., 2021. Les grands oubliés : Repenser les soins de nos aînés, Montréal, Éditions de l’Homme.

[2] Castonguay, J., 2021. Mandat sur la performance des soins et services aux aînées – COVID 19, rapport préliminaire, Commission sur la santé et le bien-être, Québec, https://www.csbe.gouv.qc.ca/fileadmin/www/2021/Rapportpr%C3%A9liminaire_Mandat/CSBE-Rapport_pr%C3%A9liminaire_MandatSp%C3%A9cial.pdf.

[3] Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003. Chez soi : le premier choix. La politique de soutien à domicile, Sainte-Foy, https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/document-001351/.

[4] Société canadienne d’hypothèques et de logement, 2020. Résultats de l’Enquête sur les résidences pour personnes âgées, https://www.cmhc-schl.gc.ca/fr/blog/2020-housing-observer/results-2020-seniors-housing-survey.

[5] On peut  définir le continuum de soins comme l’organisation cohérente des divers services de santé qui favorisent tout au long de la vie le maintien de la santé et la réadaptation. Il comprend tant les soins en établissement et la prévention que les services communautaires et à domicile ou encore les soins palliatifs en fin de vie.

[6] En comparaison avec l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique.

[7] Busby, C., 2021. « Home care spending data are a launching point for better policies », Options politiques, 5 novembre, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/november-2021/home-care-spending-data-are-a-launching-point-for-better-policies/.

[8] Les systèmes beveridgiens sont caractérisés par une couverture universelle des soins de santé pour l’ensemble de la population financée principalement par l’impôt (voir Mossé P., 2017. « Bismarck et Beveridge : des prototypes aux archétypes », Après-demain, 2017/2 (No 42, NF), p. 12-14, https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2017-2-page-12.htm). L’accès aux soins est donc globalement assez équitable pour tous les citoyens, et ce, peu importe leurs revenus. Toutefois, comme les ressources financières et professionnelles ne sont pas infinies, la demande élevée de soins pour l’ensemble de la population est souvent régulée par la liste d’attente, de sorte que l’accès aux soins peut être long et difficile.

[9] Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, 2011. Approche adaptée à la personne âgée en milieu hospitalier – Cadre de référence, Gouvernement du Québec, https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2010/10-830-03.pdf.

[10] Aubry F., Y. Couturier et F. Lemay, 2020. Les organisations de soins de longue durée. Points de vue scientifiques et critiques sur les CHSLD et les EHPA, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

[11] Ce mode de financement repose principalement sur l’indexation des ressources historiquement attribuées aux établissements. Il diffère notamment des modes de financement par activité, où les ressources financières sont attribuées en fonction du volume et du type d’activités réalisées, et du mode de financement dit « de capitation », où l’argent est attaché à l’usager afin qu’il puisse choisir un ensemble de services qui répondent à ses besoins (voir Bordeleau, L., 2007. « Les politiques d’allocation interrégionale des ressources : Tâtonnements et recommencements au nom de l’équité », dans Le système sociosanitaire au Québec. Gouvernance, régulation et participation, dir. Fleury, M.-J., M. Tremblay, H. Nguyen et L. Bordeleau. Montréal, Gaëtan Morin Éditeur, p. 99-114).

[12] NHS Scotland. « Quality of Care Approach », Health Improvement Scotland, https://www.healthcareimprovementscotland.org/our_work/governance_and_assurance/quality_of_care_approach.aspx. ; Leatherman, S., T. Gardner, A. Molloy, S. Marti et J. Dixon, 2016. « Strategy to improve the quality of care in England », Future Healthcare Journal, Royal College of Physicians, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6465817/.

[13] Ce quadruple objectif, promu par de grandes organisations internationales intéressées au changement dans les systèmes de soins de santé, tel l’Institute for Healthcare Improvement (voir Feeley, D., 2017. « The Triple Aim or the Quadruple Aim? Four Points to Help Set Your Strategy », Institute for Healthcare Improvement, https://www.ihi.org/communities/blogs/the-triple-aim-or-the-quadruple-aim-four-points-to-help-set-your-strategy), doit guider les gestionnaires dans leur pilotage des organisations de santé et structurer le cycle de production des politiques publiques, de l’idéation à l’évaluation des effets réels des changements accomplis.

[14] Fondation canadienne pour l’amélioration des services de santé, 2021. Piliers de l’amélioration de la qualité en soins de longue durée, en résidence pour personnes semi-autonomes et en résidence pour personnes âgées — Petit guide d’application des principes d’amélioration, https://www.cfhi-fcass.ca/docs/default-source/itr/tools-and-resources/ltc/foundations-for-qi_ltc_french.pdf?sfvrsn=76663c7b_2.

À PROPOS DE CE REPÈRE

Yves Couturier est professeur titulaire au Département de travail social de l’Université de Sherbrooke. Il est directeur scientifique du Réseau de connaissances sur les soins primaires et chercheur au centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. Ses recherches portent principalement sur l’analyse des pratiques professionnelles, interprofessionnelles et organisationnelles dans les métiers de services et de soins, plus particulièrement ceux fournis aux aînés. Il a été titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les pratiques de coordination de service en gérontologie de 2009 à 2019. Il bénéficie de nombreuses subventions de recherche et il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages.

Maxime Guillette a complété une maîtrise en travail social en 2015. Il est présentement candidat au doctorat en gérontologie à l’Université de Sherbrooke. Sa thèse porte sur l’implantation du Plan d’action ministériel québécois sur les troubles neurocognitifs majeurs.

David Lanneville est candidat au doctorat en gérontologie à l’Université de Sherbrooke, où il est également chargé de cours en service social et en études politiques. Ses recherches portent principalement sur la participation électorale, plus particulièrement sur les modes de scrutin, sur la participation des jeunes et des aînés et sur les politiques publiques du Québec et d’Amérique latine. Il a été coauteur d’études sur les politiques liées à l’Alzheimer au Québec et à l’enjeu de la déprescription.

Pour citer ce document :
Couturier, Yves, Maxime Guillette et David Lanneville, 2021. Réorganiser les soins de longue durée à la lumière de la pandémie, Repères IRPP no 40 (décembre 2021), Montréal, Institut de recherche en politiques publiques. DOI: https://doi.org/10.26070/71z8-k131


Les opinions exprimées dans ce document sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de l’IRPP ou de son conseil d’administration.

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ISSN 3392-7748 (en ligne)

Fini les demi-mesures : vers un plan de réorganisation en profondeur des soins de longue durée au Québec

Une nouvelle étude de l’IRPP préconise la création d’une agence « Qualité Québec » pour améliorer durablement les soins aux personnes âgées, y compris dans les CHSLD.  

Montréal — Au lendemain de la crise majeure et des décès évitables survenus dans les Centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) du Québec pendant la pandémie, une étude de l’Institut de recherche en politiques publiques exhorte le gouvernement à réorganiser en profondeur les soins de longue durée en misant sur les besoins des bénéficiaires et l’amélioration qualitative du réseau.

Selon ses auteurs Yves Couturier, Maxime Guillette et David Lanneville, l’incapacité des précédentes réformes de résoudre les problèmes persistants des CHSLD découle d’un ensemble de causes bien connues, notamment d’un sous-investissement chronique, du refus d’anticiper les effets prévisibles du vieillissement démographique, d’une mauvaise gestion du changement ainsi que des problèmes de recrutement et de rétention du personnel.

Pour qu’une nouvelle réforme produise des améliorations durables, ils soulignent l’importance de renforcer la capacité d’innovation, d’autoévaluation et d’adaptation du réseau. Pour ce faire, ils proposent de lancer trois chantiers prioritaires en vue d’accroître la satisfaction des bénéficiaires et du personnel soignant, d’améliorer les résultats cliniques et d’assurer l’efficience budgétaire des soins prodigués. À cette fin, ils exhortent le gouvernement à mettre en œuvre les mesures suivantes :

  1. Réévaluer les besoins des aînés dans l’ensemble du continuum de soins et investir en conséquence dans les soins en établissement, à domicile et en milieu communautaire.
  2. Revoir la gouvernance et l’organisation du travail des CHSLD afin de les amener aux normes du 21e siècle, tout en axant les structures de gouvernance sur les milieux de vie plutôt que de vastes régions.
  3. Créer une agence de type « Qualité Québec » qui donnerait aux décideurs accès aux données cliniques nécessaires à une prise de décision rapide et fondée sur des données probantes.

Cette agence, qui jouerait un rôle clé en renforçant la capacité de transformation et d’adaptation de l’ensemble du système de santé, aurait pour but de mettre en place des processus cliniques et managériaux qui favorisent l’apprentissage et l’innovation en fonction d’une évaluation continue des politiques, pratiques et résultats cliniques.

« Nos propositions établissent une feuille de route détaillée des changements qui permettront d’améliorer les soins de longue durée au Québec, conclut Yves Couturier. Mais il nous faut saisir dès maintenant cette occasion d’agir décisivement pour éviter qu’elle ne se transforme en rendez-vous manqué. »


On peut télécharger l’étude Réorganiser les soins de longue durée à la lumière de la pandémie sur le site de l’IRPP (irpp.org/fr/).

L’Institut de recherche en politiques publiques est un organisme canadien indépendant, bilingue et sans but lucratif, basé à Montréal. Pour vous tenir au courant de ses activités, veuillez vous abonner à sa liste d’envoi.

Renseignements : Cléa Desjardins — Tél. : 514 245-2139 — cdesjardins@nullirpp.org

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