
Comme les maisons flottantes bercées par les vagues du Grand lac des Esclaves, Yellowknife est une habituée des hauts et des bas.
Après la Seconde Guerre mondiale, la ville s’est maintenue à flot pendant des décennies grâce à deux immenses mines d’or situées dans ses environs. Les mines Giant et Con ont non seulement procuré des centaines d’emplois à des générations de mineurs, elles ont aussi structuré la vie sociale de Yellowknife et trempé son caractère. Elles ont disparu peu après le tournant du millénaire, tout comme les emplois syndiqués et bien payés occupés par une main-d’œuvre locale.
Puis quelqu’un a découvert des diamants. C’est ainsi qu’à environ 300 kilomètres au nord-est de la ville, la mine Ekati a ouvert ses portes en 1998, suivie quelques années plus tard de la mine Diavik et, en 2016, de celle de Gahcho Kué. C’était une autre vague de croissance, mais d’un genre différent. Bon nombre des emplois étaient occupés par des travailleurs navetteurs ou des membres des Premières Nations de la région nouvellement autonome de Tłı̨chǫ. Yellowknife a bénéficié de certaines retombées de cet essor et obtenu une part des emplois, notamment dans le nouveau secteur de la taille des diamants, mais rien de comparable au bon vieux temps des mines d’or.
Une troisième vague s’est profilée après 2004 avec l’ambition de construire un gazoduc dans la vallée du Mackenzie. Ce projet colossal, d’un coût estimé à 16 milliards de dollars, avait suscité un vif engouement dans tous les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.), mais aurait sans doute principalement bénéficié à Yellowknife et à la communauté d’Inuvik de la région Beaufort-Delta. Ce rêve s’est toutefois heurté à la révolution de la fracturation hydraulique, qui a fait chuter le prix du gaz naturel au-dessous du seuil de rentabilité d’un gazoduc. En 2017, Imperial Oil a définitivement renoncé au projet.
Quant aux mines de diamants, qui ont soutenu la région pendant deux décennies, elles sont en fin de parcours. Celle de Diavik, dont les gisements s’épuisent, fermera ses portes en 2026. Celles d’Ekati et de Gahcho Kué devraient maintenir leurs activités un certain temps, mais l’« âge de diamant » de Yellowknife tire à sa fin.
Deux autres événements ont aussi durement frappé la ville. D’abord la pandémie de COVID-19, qui a grandement fragilisé ses entreprises, y compris celles du florissant secteur du tourisme des aurores boréales à Yellowknife, qui remplissait normalement les hôtels de visiteurs désireux d’admirer les spectaculaires jeux de lumière du ciel nordique. Certains commerces à vocation touristique, comme les galeries d’art, n’en sont toujours pas complètement remis.
Puis à l’été 2023, toute la ville a été évacuée en raison de gigantesques feux de forêt. La nécessité de déplacer dans l’urgence plus de 20 000 personnes (dont tous les patients d’un hôpital) dans une région où les capacités d’accueil et les moyens de transport étaient limités a fait réaliser à bien des résidents le grand isolement de leur vie nordique. Beaucoup ne sont d’ailleurs jamais revenus, et cela se voit : la moitié des locaux des deux centres commerciaux du centre-ville, sur Franklin Avenue, sont vacants.
Yellowknife a donc sérieusement besoin d’une nouvelle vague de croissance, qui pourrait bien provenir des minéraux critiques. Les semi-conducteurs, piles à combustibles, batteries et moteurs électriques – tous essentiels à l’avenir énergétique planétaire – sont fabriqués à partir de minéraux qui abondent dans les T.N.-O. Des 31 minéraux recensés dans la Stratégie canadienne sur les minéraux critiques, 23 se trouvent ici en quantités « significatives » ou dans des gisements « à fort potentiel de développement », selon le gouvernement territorial.
Plusieurs mines en sont à différents stades de développement, mais il reste beaucoup à faire avant leur lancement.
Bref, ce nouveau débouché pourrait soit engendrer une quatrième vague sur laquelle Yellowknife – et d’autres communautés du Nord – pourrait naviguer pendant des générations, soit créer des écueils qui feront sombrer la ville. Les Knifers, comme s’appellent parfois les Yellowknifiens, feront de leur mieux. Tenaces et résilients, ils trouvent toujours le moyen d’aller de l’avant. Comme l’a dit un résident rencontré lors de notre visite : « Les gens ne s’établissent pas ici faute de mieux, ils font un véritable choix de vie. »
Pour l’instant, et pour la première fois dans leur histoire, les Yellowknifiens s’inquiètent surtout de voir de grands projets de ressources tirer à leur fin sans que d’autres ne viennent les remplacer. Car non seulement les mines de diamants fermeront-elles dans la prochaine décennie, mais le champ pétrolifère de Norman Wells, situé au nord de Yellowknife le long du fleuve Mackenzie, cessera ses activités en 2026 après un siècle d’exploitation.
En avril 2025, le gouvernement des T.N.-O. a annoncé qu’il accorderait aux mines de diamants un allègement de taxes foncières de 11,2 millions de dollars, assorti d’un soutien financier pour faire face aux « pressions financières et à l’incertitude grandissantes qui pèsent sur l’industrie » en raison du faible cours du diamant sur le marché mondial, de l’inflation, des ruptures de la chaîne d’approvisionnement et de l’incertitude causée par les droits de douane américains. Il a de plus affirmé que les sommes provenant de la taxe carbone acquittée par les mines de 2019 à 2023 seraient remboursées.
L’industrie diamantaire emploie plus de 1 000 habitants du Nord et représente 20 % du PIB des T.N.-O. « Ce soutien a pour but de protéger notre économie d’un choc brutal », a déclaré par communiqué Caroline Wawzonek, ministre des Finances et vice-première ministre des T.N.-O. Il vise aussi à combler le manque à gagner en attendant la prochaine phase d’exploitation minière, a ajouté Caitlin Cleveland, ministre de l’Industrie, du Tourisme et de l’Investissement.
Comme tout passe par Yellowknife dans les T.N.-O., il serait vain de considérer la ville indépendamment du vaste arrière-pays qu’elle dessert. Le rapport Eyes Wide Open, publié en 2024 par Impact Economics, souligne l’importance de l’économie des ressources pour la ville. À partir des données de 2019 de Statistique Canada, il établit que le secteur des ressources y fournit 1 305 emplois directs, indirects et induits. Ce qui totalise 173 millions de dollars en revenus d’emploi, soit plus de 13 % de l’ensemble des revenus d’emploi gagnés dans la ville.
Yellowknife était autrefois surnommée « la ville où l’or est pavé de rues », avant d’être baptisée capitale canadienne du diamant. Mais le pipeline de projets d’exploration et de développement est à sec, selon Gary Vivian, président du cabinet Aurora Geosciences, qui offre aux compagnies minières des services consultatifs et contractuels : « En toute franchise, et pour le dire un peu crûment, on peut comparer ça à l’eau qui tourne dans la cuvette avant de disparaître »
Certaines raisons bien connues expliquent la situation. Les T.N.-O. comptent peu de routes menant aux sites de ressources, de sorte que même leur exploration préliminaire coûte très cher. L’unique voie d’accès à la province géologique des Esclaves, une zone riche en minéraux de 190 000 kilomètres carrés couvrant une partie des T.N.-O. et du Nunavut, est une route de glace dont la construction et l’entretien coûtent annuellement des millions de dollars, et dont l’utilité diminue à mesure que les changements climatiques en écourtent la saison opérationnelle.
On prévoit toutefois de construire une nouvelle route toutes saisons : le corridor d’accès à la province géologique des Esclaves. Cette route de gravier à deux voies partirait du lac Tibbitt, environ 80 kilomètres à l’est de Yellowknife, pour traverser la province géologique et rejoindre éventuellement Grays Bay, au Nunavut, où un projet de port en eau profonde dans le passage du Nord-Ouest est à l’étude. Le gouvernement territorial soumettra bientôt une demande d’évaluation environnementale du corridor d’accès, selon un reportage.
« Cette route est cruciale, a fait valoir Karen Costello, directrice de la Chambre des mines des T.N.-O. et du Nunavut. Construisons-la et les gens viendront, comme on dit. »
Construire une route toutes saisons, c’est investir dans les « infrastructures facilitantes » et faire des économies à long terme, a-t-elle poursuivi. Une route vers les mines de diamants aurait coûté 750 millions de dollars en 1992. Depuis, les compagnies minières ont consacré 25 millions par année à la route de glace. « Il aurait été plus judicieux d’investir 750 millions dès 1992 », a-t-elle estimé.
La promesse d’Ottawa de construire une route toutes saisons traversant la vallée du Mackenzie remonte au gouvernement de John Diefenbaker au tournant des années 1960. Longue de 231 kilomètres, la route de la vallée du Mackenzie que l’on propose aujourd’hui relierait Wrigley à Norman Wells et procurerait un accès à l’année aux communautés riveraines du fleuve Mackenzie.
Compte tenu du potentiel d’exploitation des minéraux critiques et de la nécessité de renforcer la sécurité dans l’Arctique, il faut voir ces dépenses d’infrastructure comme une occasion favorable, selon Caitlin Cleveland. La quasi-totalité des communautés du Yukon sont reliées par des routes, a-t-elle souligné, alors que 13 des 33 communautés des T.N.-O. n’ont aucun accès à des routes toutes saisons.
La planification du projet de la route de la vallée du Mackenzie étant presque terminée, il reste à régler la question du financement, qui pourrait atteindre 1 milliard de dollars, selon Mme Cleveland. Mais le débat sur les coûts a causé plusieurs retards : « Certains disent que le projet est trop cher. Or il est devenu plus coûteux avec le temps et tout nouveau retard ne fera qu’ajouter à ses coûts », a-t-elle prévenu.
Mais il ne suffit pas de construire des routes. Selon plusieurs participants interviewés, il faut aussi prévoir un fonds de fonctionnement stable pour l’entretien et le déneigement de ces routes en hiver.
Les T.N.-O. sont aujourd’hui presque entièrement couverts par des accords d’autonomie gouvernementale avec les Premières Nations. Seule la région de Dehcho, dans la partie sud-ouest, est toujours en négociation. Ces accords font vraiment la différence, selon Paul Gruner, directeur général de Tłı̨chǫ Investments, qui gère une série d’entreprises au nom du gouvernement tlicho : « Nous avons des pourparlers jusqu’au niveau ministériel, alors que d’autres groupes peinent à s’y faire entendre. »
Reliées à Yellowknife par voie routière, les communautés tlichos ont bénéficié d’emplois dans les mines de diamants. Mais M. Gruner s’inquiète de ce qui arrivera à leur fermeture : « Pour s’adapter à une économie en mutation, il faut un centre décisionnel, mais les Tlichos doivent participer aux décisions sur le rôle du Nord dans la nouvelle économie. Déjà, ils prennent en charge les services communautaires, l’éducation et le logement […] et mettent tout en œuvre pour être une nation indépendante. »
Cette exigence de participation est l’un des facteurs qui expliquent pourquoi il est difficile de faire des affaires dans les T.N.-O., selon l’Institut Fraser.
« Le système de réglementation est de plus en plus onéreux vu la masse d’informations requises en amont du processus », a soutenu Karen Costello. Les organismes de réglementation et les compagnies minières doivent collaborer étroitement avec les organisations, les communautés et les gouvernements autochtones. Mais plusieurs de ces groupes manquent de ressources pour participer activement, « ce qui ralentit le processus réglementaire », a-t-elle déclaré.
Ce ralentissement nuit aux efforts d’Ottawa visant une exploitation minière écologique conforme aux principes de sa Stratégie canadienne sur les minéraux critiques de 2022, selon Gary Vivian : « Ottawa dit essentiellement qu’il nous faut ces minéraux au plus vite. Mais rien de rapide n’arrivera ici, puisque les processus réglementaires et de délivrance des permis d’utilisation des terres s’étendent sur des années. On définit une stratégie d’utilisation et de mise en marché accélérées des minéraux critiques, mais on maintient un système qui empêche de le faire. »
En intégrant les communautés autochtones dès le début du processus, on réduira d’autant l’incertitude et les obstacles imprévus, selon Caitlin Cleveland. La participation des Autochtones est une nécessité absolue : « Rien sur nous sans nous », a-t-elle insisté.
Le monde entier a beau être assoiffé des minéraux nécessaires à la production d’énergie renouvelable, encore faut-il que leur extraction s’effectue de manière durable. Les dirigeants du secteur ont maintes fois répété qu’il est difficile d’intéresser des investisseurs à de nouvelles mines non alimentées en énergie verte. Or, malgré un certain historique d’énergie hydraulique et solaire, les mines des T.N.-O. ont généralement été alimentées au diesel. C’est pourquoi la quête d’options bas carbone est presque aussi importante pour l’industrie minière du Nord que la recherche de gisements de minerai.
Les investisseurs veulent savoir comment la mine sera alimentée, a confirmé Gary Vivian. Les deux éléments clés qu’ils recherchent sont sans doute la sobriété carbone et l’adhésion aux critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). « Alors oui, leur impact est énorme sur le développement du territoire. »
Paul Gruner l’a aussi observé : « Compte tenu des critères ESG, il est de plus en plus difficile de réunir des capitaux pour une nouvelle mine dont l’empreinte n’est pas carboneutre. »
Les sources d’énergie verte ne foisonnent pas dans les T.N.-O. Le territoire compte d’importants aménagements hydroélectriques, mais les récentes sécheresses ont à ce point réduit leurs capacités que Yellowknife elle-même est aujourd’hui fortement tributaire du diesel. Les investisseurs recherchent de l’énergie carboneutre mais veulent aussi faire des bénéfices, a noté Francis MacDonald, chef de la direction de Li-FT Power, qui exploite une mine de lithium près de Yellowknife : « Dites-leur que vous avez de l’énergie verte mais qu’elle ne produit aucun bénéfice, et ils vous rétorqueront aussitôt “non merci”. L’énergie coûte très cher par ici. Et les sécheresses des dernières années n’ont rien arrangé. À l’heure actuelle, l’énergie hydroélectrique est pour ainsi dire inexistante, si bien qu’il ne reste plus que le diesel. »
La Société d’énergie des Territoires du Nord-Ouest a érigé à Inuvik une éolienne de 3,5 mégawatts et dressé la carte des vents d’une grande partie du territoire. « Le régime éolien des T.N.-O. n’est pas mal, mais il n’a rien d’exceptionnel, selon Alex Love, agent de développement principal de NT Energy, entreprise sœur de la société d’État.
Du reste, les exigences de la construction dans le Nord ne favorisent guère l’éolien : « Il faut transporter jusqu’aux sites d’immenses grues à bord de barges qui ne sont parfois disponibles qu’une seule fois par année, a poursuivi Alex Love. Les grues restent alors sur place une année entière, même si elles n’ont servi que deux semaines, en attendant la prochaine barge. »
Sans compter ce qu’il en coûte de travailler dans le Nord. « L’ampleur des coûts de construction et d’infrastructure dissuade souvent les décideurs, a noté Mark Heyck, directeur exécutif de l’Arctic Energy Alliance, organisme sans but lucratif qui aide les communautés et les entreprises à trouver des solutions bas carbone. Des coûts encore amplifiés par la faible taille des communautés des T.N.-O., qui prive d’économies d’échelle les développements d’énergie renouvelable.
On peut toutefois se réjouir de certains progrès. Selon Alex Love, les énergies renouvelables devraient gagner en rentabilité à mesure qu’augmentera le coût du carburant. Le solaire et l’éolien aideront alors à réduire l’utilisation des combustibles fossiles. La mine Diavik exploite depuis 2012 un parc éolien de 9,2 mégawatts qui produit environ 10 % de son énergie électrique. Et l’Arctic Energy Alliance soutient qu’en 2023-2024, ses projets d’énergie renouvelable ont permis d’éliminer 1 500 tonnes d’émissions de GES à l’échelle du territoire.
Mais ces progrès sont freinés par la pénurie de travailleurs qualifiés. « Il est parfois impossible de faire installer un simple poêle à bois », a noté Mark Heyck. Le gouvernement offrait un cours en installation de chaudières à biomasse, qui peuvent remplacer les génératrices au diesel, mais il a été supprimé pendant la pandémie. Récemment, l’Alliance et ses partenaires l’ont toutefois rétabli. « Ce fut très bien reçu, a-t-il noté. Nous pourrons sans doute reprendre le cours avant la fin de l’année financière en raclant les fonds de tiroir, puis nous tenterons d’en faire un cours permanent. Car il y a un réel intérêt pour les emplois d’une économie décarbonée. »
La pénurie de travailleurs est un problème chronique à Yellowknife. Et les obstacles à l’accroissement de la main-d’œuvre locale peuvent se voir sur une simple carte. Premièrement, cette main-d’œuvre est peu nombreuse. Près de la moitié de la population des T.N.-O. vit à Yellowknife, qui totalise seulement 21 000 habitants. Deuxièmement, sa capitale est éloignée, se trouvant à près de 1 500 kilomètres de route d’Edmonton, la ville la plus proche au sud. Troisièmement, c’est une ville subarctique. En février, la température la plus élevée y est en moyenne de -13 oC pour neuf heures d’ensoleillement. Tout ça n’est pas sans conséquences.
« La pénurie de main-d’œuvre est un défi permanent à Yellowknife, selon Melissa Syer, ancienne directrice de la Chambre de commerce de la ville. Nous sommes isolés ici, et il n’est pas facile de recruter des travailleurs non qualifiés. Sans même parler des jeunes professionnels. ».
Et comme il manque de logements, a-t-elle ajouté, il est encore plus difficile de les attirer puis de les retenir.
Selon Chris Paci, vice-président à la recherche du Collège Aurora, qui possède des campus à Yellowknife, Forth Smith et Inuvik, environ 1 500 étudiants quittent chaque année le territoire pour poursuivre ailleurs des études supérieures. Une décision difficile pour certains, qui auraient préféré y rester et contribuer à leur communauté. Il est aussi coûteux pour le gouvernement d’administrer son programme d’Aide financière aux étudiants, qui combine prêts-subventions et prêts remboursables. De son côté, le Collège Aurora peine à offrir le même éventail de programmes que ses homologues provinciaux en raison de son faible nombre d’étudiants et des coûts de fonctionnement d’un établissement d’enseignement du Nord, y compris en matière de recrutement des professeurs.
Certains craignent que la pénurie de main-d’œuvre ne s’aggrave. On prévoit ainsi un délai de plusieurs années entre la fermeture de la mine de diamants Diavik et le lancement des mines de minéraux critiques en cours de développement. Selon Caitlin Cleveland, il sera difficile de retenir les travailleurs qualifiés durant cette période.
Un camionneur travaillant pour la mine Diavik a ainsi confié qu’il aimerait rester ici jusqu’à la fin des études secondaires de sa fille, mais qu’il devra sans doute se rabattre sur une mine de l’extérieur du territoire s’il manque de travail trop longtemps.
La faible population de Yellowknife prive aussi la municipalité d’une assiette fiscale suffisante pour rénover ses infrastructures vieillissantes, selon la députée des Territoires du Nord-Ouest et ancienne maire Rebecca Alty, récemment nommée ministre fédérale des Relations Couronne-Autochtones. Plusieurs des infrastructures de Yellowknife, notamment la station de pompage, la piscine et la caserne de pompiers, ont été construites vers la même époque et devront être remplacées aux coûts élevés du Nord. « Les infrastructures construites dans les années 1960 étaient rarement faites pour durer, a expliqué Mme Alty. Il nous faut donc remédier aujourd’hui aux lacunes du passé. Pour une ville de seulement 20 000 habitants, il sera compliqué de réunir les fonds. Mais c’est essentiel. Nous devons y arriver. »
Tout comme les compagnies minières, les Yellowknifiens sont coincés entre l’arbre et l’écorce sur la question du climat. Vivant dans l’une des parties du globe qui se réchauffent le plus rapidement, ils sont plus conscients des dangers des gaz à effet de serre (GES) que la plupart des Canadiens. Ils ont constaté par eux-mêmes que le réchauffement amplifie les feux de forêt et les inondations, qu’il détériore les infrastructures et accroît la pression sur le système de santé, alors que leur ville n’a toujours pas atteint ses cibles de réduction de GES. Ils savent donc que des changements s’imposent.
Il suffit de rouler sur Franklin Avenue, l’artère principale de la ville, pour constater l’impact de la fonte du pergélisol sur les routes. Les mêmes glissements souterrains touchent de nombreuses maisons. Et la hausse des températures impose aux bâtiments de nouvelles exigences.
En pleine canicule, avec un mercure affichant plus de 30 oC, Chris Paci a dû fermer le Western Arctic Research Centre d’Inuvik parce que le système de chauffage et de refroidissement n’arrivait pas à réduire la température intérieure. « Dans l’Arctique, notre premier souci a toujours été de rester au chaud, a-t-il noté. Qui aurait pensé que nous aurions besoin d’air conditionné à Inuvik ? C’est pourtant le cas. Il y fait vraiment plus chaud qu’autrefois. »
Les effets sur la santé sont aussi notables. À l’été 2014, la fumée des feux de forêt a fait tousser les habitants de Yellowknife pendant deux mois et demi. Pendant cet « été enfumé », comme on l’a appelé, les visites aux urgences ont doublé pour les cas d’asthme et augmenté de 50 % pour les pneumonies, a souligné la Dre Courtney Howard, médecin au Stanton Territorial Hospital de Yellowknife et supportrice de l’action climatique.
La Dre Howard a mené avec ses collègues 30 entrevues auprès d’un échantillon représentatif de Yellowknifiens : « Il en est ressorti que les gens se sentaient coupés du monde parce que les consignes sanitaires leur enjoignaient de rester à la maison, fenêtres fermées, pendant les épisodes de fumée. Pas de cueillette de baies, donc, ni d’excursions de pêche. Des rites estivaux d’une grande importance culturelle, les interactions sociales, les rassemblements, tout ça a été fortement entravé. »
Ce genre d’épreuves – notamment l’évacuation totale de Yellowknife lors des feux de forêt encore plus destructeurs de 2023 – laisse des traces, a noté Chris Paci : « Nous avons vécu sous tension tout l’été. »
Les peuples autochtones de Yellowknife et les communautés environnantes s’inquiètent vivement de la baisse des niveaux d’eau et du bassin du fleuve Mackenzie. Une baisse qui est peut-être attribuable au réchauffement climatique, selon Melissa Hardisty, coordonnatrice régionale aux changements climatiques de la Nation Déné : « Si l’on ne peut pas remonter le fleuve en bateau pour aller chasser […], notre récolte d’aliments diminue. Je pratique la chasse et la cueillette, et je n’ai rien pu récolter cet automne. C’est pourtant très important pour nous, surtout pour nos familles. »
Une moindre récolte d’aliments (qui comprend la chasse, la pêche et la cueillette) accroît la dépendance à l’égard des denrées alimentaires acheminées par avion. Et comme celles-ci sont plus chères, il en coûte davantage pour mettre du pain sur la table.
La fréquence des feux de forêt modifie également le comportement des animaux comme le caribou, ce qui remet en cause des siècles de savoir traditionnel sur leurs comportements, a observé Melissa Hardisty : « La récolte d’aliments est vraiment difficile. Et je vois nettement moins de caribous. Les forêts incendiées et l’épuisement de l’eau forcent sans doute les animaux à s’abreuver ailleurs, à changer leurs habitudes de déplacement. »
Les changements climatiques tarissent déjà les réserves financières de Yellowknife et des T.N.-O. L’évacuation de 2023 a coûté 12 millions de dollars, selon Rebecca Alty. Et le Bureau d’assurance du Canada estime à 30 millions le sinistre assuré de l’incendie.
Caroline Wawzonek, l’une des deux députées de Yellowknife, de même que vice-première ministre et ministre des Finances des T.N.-O., a noté que le territoire avait affiché en 2023 l’un de ses plus gros excédents budgétaires. « Mais il s’est volatilisé en 2023 [et] 2024, en raison notamment d’une autre saison de feux de forêt d’une extrême intensité ». Le faible niveau d’eau du fleuve Mackenzie a aussi fait perdre des centaines de milliers de dollars au service de barges du territoire.
Les solutions aux problèmes des T.N.-O. passent par une recherche appliquée qui privilégie une approche locale et communautaire des enjeux du Nord, a soutenu Chris Paci : « J’aimerais que le Canada investisse davantage dans les capacités de recherche des régions nordiques, en partenariat avec leurs habitants. Il faut multiplier les études fondées sur une recherche appliquée qui tient compte des réalités de la vie nordique. Si nous confions à des économistes et des ingénieurs du sud l’examen de notre situation, eh bien, que Dieu nous vienne en aide ! »
Derrière tous les problèmes urgents de Yellowknife, une question fondamentale demeure, a noté Shauna Morgan, députée de Yellowknife North : comment Yellowknife et les communautés qui l’entourent bâtiront-elles une économie autosuffisante ? « Après des décennies pavées d’or, de diamants et quoi d’autre encore, environ 80 % du budget des T.N.-O. reste assuré par Ottawa, a-t-elle souligné. Nous en dépendons simplement pour assurer le travail de base, le fonctionnement de la ville. À mes yeux, notre plus grand défi consiste à assumer notre propre histoire, à mieux comprendre qui nous sommes ou ce que nous pourrions être. »
Or, selon la députée, la construction de routes peut stimuler le développement sans nécessairement favoriser l’autosuffisance. L’entretien des routes du Nord est très coûteux, a-t-elle rappelé. Bien que le gouvernement fédéral se soit largement félicité de l’achèvement en 2017 de la route qui relie Inuvik à Tuktoyaktuk, elle reste impraticable pendant une bonne partie de l’hiver, faute de ressources pour la dégager. Entre-temps, d’autres communautés aimeraient aussi avoir leurs propres routes.
« Les gens qui lancent toutes sortes d’idées comme de construire une ou plusieurs route pour relier toutes les communautés des T.N.-O., […] n’ont pas une vision claire de la situation, a ajouté Shauna Morgan. À les suivre, nous mettrions en faillite toutes les fonctions [du gouvernement]. Nous ne pourrions rien faire d’autre et il nous faudrait toujours obtenir d’Ottawa les innombrables milliards qui nous manquent pour construire toutes ces routes, sans même savoir qui assurerait leur entretien. À vrai dire, je ne vois aujourd’hui aucun parcours qui mènerait à à des liens routiersparcourant l’entièreté des T.N.-O. Aucun qui soit le moindrement réaliste. »
La guerre commerciale entre le Canada et les États-Unis ajoute plusieurs difficultés aux défis actuels. Elle provoque de l’« anxiété » et perturbe la planification budgétaire des entreprises, des gouvernements et des communautés du Nord, a observé Karen Costello, de la Chambre des mines.
Les compagnies minières s’inquiètent ainsi de l’impact des droits de douane américains et des contre-mesures tarifaires sur leurs coûts d’exploitation et d’équipement, de même que sur leurs chaînes d’approvisionnement. Déjà, elles cherchent à se procurer ailleurs les équipements qu’elles importent actuellement des États-Unis, ce qui risque d’allonger les délais de livraison et de faire grimper les coûts.
Cette augmentation des coûts d’exploitation, a souligné Karen Costello, réduira forcément les dépenses discrétionnaires qui vont souvent aux programmes d’alphabétisation et de petits déjeuners, au financement des arénas et à différents besoins communautaires.
Elle a aussi noté que certaines compagnies craignent que les droits de douane ne fassent gonfler le prix du diesel d’hiver importé des États-Unis.
D’autres ont observé que ces droits pourraient accroître le coût des éoliennes et des panneaux solaires fabriqués ailleurs qu’au Canada, et compliquer ainsi une transition énergétique déjà problématique.
Dans l’intervalle, selon Karen Costello, les gouvernements et l’industrie recherchent de nouvelles avenues et tentent de miser sur la guerre commerciale pour renforcer l’indépendance et la résilience de la région, tout en plaidant pour une réforme réglementaire. L’industrie minière réclame de longue date des modifications au processus de délivrance des permis pour de nouvelles mines, qui peut s’étendre sur des décennies. « L’urgence d’une réforme est plus grande que jamais, a conclu Karen Costello, et il est impératif de passer à l’action. »
Yellowknife a toujours été et restera une ville de ressources. Le gouvernement demeure un employeur majeur et le tourisme reste stable, mais c’est dans l’exploitation minière – surtout celle des minéraux critiques essentiels à la transition énergétique mondiale – que la ville entrevoit ses meilleures possibilités de développement.
« Nous bénéficions à l’échelle du territoire d’une formidable histoire minière qui remonte à plus de 90 ans, a noté Karen Costello. Notre main-d’œuvre, à la fois qualifiée et bien formée, connaît bien le secteur minier. Nous comptons aussi plusieurs partenaires autochtones très motivés. »
Plusieurs des projets de minéraux critiques du territoire en sont à leurs débuts ou à une phase d’exploration avancée, notamment les suivants : le projet Nechalacho, première mine canadienne de terres rares; le projet Yellowknife Lithium, développé par Li-FT Power; le projet NICO, un gisement de cobalt, d’or, de bismuth et de cuivre; le projet Pine Point, un gisement de zinc; le projet Prairie, une mine de zinc; et le projet Mactung, un gros gisement de tungstène qui chevauche la frontière entre les T.N.-O. et le Nunavut.
Comme on l’a vu, le développement de ces mines soulève son lot de difficultés. Mais le gouvernement et l’industrie étudient différentes solutions pour y remédier.
Les compagnies minières voient le gaz naturel liquéfié (GNL) transporté par camion depuis le sud comme une source d’énergie bas carbone susceptible d’alimenter leurs mines et de satisfaire aux exigences de réduction des GES des investisseurs. « Le GNL est la seule option », a soutenu Gary Vivian, de Aurora Geosciences. Ces entreprises reconnaissent que, sans être zéro carbone, le GNL reste à leurs yeux le meilleur moyen de décarboner l’exploitation minière.
« On n’assure pas la transition énergétique comme on ferme l’interrupteur d’une lampe, a noté Robin Goad, président et chef de la direction de Fortune Minerals, l’entreprise qui pilote le projet NICO. C’est un processus. On peut débattre de sa durée, mais ça reste un processus. »
Les T.N.-O. envisagent aussi de recourir à l’hydroélectricité pour réduire leur empreinte carbone. Même si l’on craint que le réchauffement climatique n’abaisse encore les niveaux d’eau du bassin du fleuve Mackenzie, le gouvernement a lancé un vaste projet d’agrandissement de la centrale hydroélectrique de Taltson. Ce projet au coût estimé jusqu’à trois milliards de dollars permettrait de raccorder à un même réseau 11 communautés du territoire et plus de 70 % de sa population, ainsi que d’alimenter la mine de Pine Point en énergie propre.
Au titre du Fonds pour l’infrastructure des minéraux critiques, Ottawa consacrera 25 millions de dollars au projet, qui comprend une installation de 60 mégawatts à proximité de la centrale de Taltson, située au sud du Grand lac des Esclaves, et une ligne de transport de 230 kilovolts qui relie le réseau de Taltson à un réseau distinct au nord du lac.
« Taltson est le meilleur des projets d’énergie renouvelable, selon Jeff Hussey, directeur général de Pine Point Mining. Nous y achèterons le maximum d’énergie disponible et comblerons la différence avec du GNL. » D’autres compagnies se disent ouvertes à l’idée de suppléer par l’éolien et le solaire l’alimentation de leurs projets miniers.
Certains privilégient d’autres options que le GNL, comme le diesel renouvelable. Produit à partir d’huiles et de matières grasses, il pourrait remplacer le diesel classique et d’autres carburants à forte intensité carbone. Le Canada compte déjà des raffineries qui en produisent. Et même s’il est plus coûteux que le diesel classique, il pourrait facilement être utilisé dans les générateurs existants. « C’est une vraie solution », a soutenu la députée, qui souhaite que la recherche se penche sur son efficacité dans le contexte spécifique aux T.N.-O.
Selon une étude menée pour le gouvernement des T.N.-O., le diesel renouvelable pourrait contribuer à la réduction des émissions de carbone du territoire et à ses objectifs de carboneutralité. Le diesel renouvelable peut être produit de manière à fonctionner par temps froid, sans avoir à apporter de modifications aux moteurs et aux équipements existants. La société finnoise Neste produit ainsi du diesel renouvelable qui convient à des températures aussi basses que -44 oC.
Pour répondre à ses besoins en infrastructures, Yellowknife s’intéresse aussi aux possibilités suscitées par le regain d’inquiétude entourant la sécurité dans l’Arctique canadien. La souveraineté dans l’Arctique est un enjeu débattu depuis des lustres, mais l’exacerbation des tensions internationales pourrait insuffler au débat l’urgence nécessaire pour produire enfin des actions concrètes. Ottawa a publié en 2024 un document sur la sécurité dans l’Arctique et les populations du Nord souhaitent qu’il favorisera le développement d’infrastructures à double vocation, militaire et civile. Certaines personnes ont suggéré que ces dépenses en infrastructures pourraient être comptabilisées dans les objectifs de dépenses militaires du Canada au sein de l’OTAN.
Les T.N.-O. ont récemment accueilli plusieurs ministres fédéraux et responsables militaires pour des rencontres sur la question, a indiqué la vice-première ministre Caroline Wawzonek. Les citoyens souhaitent que les politiciens et les autorités militaires voient le renforcement des communautés du Nord comme un aspect clé de la sécurité dans l’Arctique. « Je crois que tous en conviennent, a estimé Mme Wawzonek, et les politiciens en parlent sérieusement, mais il s’agit de réunir les fonds nécessaires pour investir dans nos communautés et concrétiser cette ambition. Ce ne sera pas chose facile. »
Peu avant la campagne des élections fédérales de 2025, le premier ministre canadien Mark Carney a déclaré que le Canada collaborerait avec l’Australie à la mise au point d’un système de radar transhorizon dans l’Arctique d’un coût de 6 milliards de dollars. Ce système, qui permettra de « détecter et de dissuader les menaces » aériennes et maritimes dans l’ensemble du Nord, avait déjà fait l’objet d’une annonce dans le cadre de la modernisation du Commandement de la défense aérienne de l’Amérique du Nord (NORAD). M. Carney a ajouté que le Canada investirait 420 millions de dollars supplémentaires pour renforcer la présence des Forces armées canadiennes dans l’Arctique.
Cette annonce a été faite à Iqaluit après que le président américain Donald Trump eut brandi pendant plusieurs semaines des menaces contre la souveraineté du Canada. En conférence de presse, M. Carney a déclaré que les priorités des États-Unis, « longtemps étroitement alignées sur les nôtres, ont commencé à changer ».
Dans sa plateforme électorale, le Parti libéral du Canada s’engageait notamment à prioriser de nouveaux projets hydroélectriques et la construction de ports en eau profonde, d’une piste d’atterrissage et de voies routières, dont les capacités répondront aux besoins des militaires et des habitants du Nord, et tout particulièrement des peuples autochtones. La piste d’atterrissage, précise la plateforme, pourrait servir aux chasseurs à réaction et aux avions cargo.
« Nous devons adopter une approche plus ingénieuse pour bâtir l’infrastructure dans le Nord, peut-on y lire. Pendant trop longtemps, nous avons bâti des infrastructures distinctes pour les communautés et pour l’armée. Afin d’investir de façon intelligente, nous devons prioriser les projets qui défendent l’Arctique tout en aidant les communautés du Nord, en particulier les peuples autochtones. Nous ne pouvons réaliser ce travail qu’en partenariat total avec les peuples autochtones de l’Arctique et du Nord. »
Une présence militaire renforcée apporterait d’autres avantages, selon Caitlin Cleveland, parmi lesquels une aide précieuse lors d’évacuations comme celle de la saison des feux de forêt de 2023. « Si les choses tournent mal, a-t-elle observé, nous ne devrions pas avoir à faire venir des avions de Trenton ou Winnipeg. »
Les T.N.-O. ont aussi entrepris d’alléger le fardeau réglementaire qui pèse sur les minières, a souligné Caroline Wawzonek. Elle attribue une partie de la complexité actuelle au transfert inachevé du contrôle des ressources du gouvernement fédéral vers le territoire. L’interprétation des lois et réglementations, par exemple, relève d’Ottawa et non de Yellowknife.
« Si un même gouvernement pouvait voir à l’essentiel, cela aiderait beaucoup, a-t-elle souhaité. Je note certains progrès dans nos échanges avec les représentants fédéraux. Nous tentons de rationaliser les choses, de les faire avancer dans certains domaines, de supprimer les dédoublements. Il y a cependant d’autres gouvernements à la table, ce qui est généralement une bonne chose, mais il faut parfois plus de temps pour convenir des étapes suivantes. Mais j’ai bon espoir qu’il y aura des améliorations. »
Entre-temps, les gouvernements autochtones s’emploient à renforcer leurs capacités afin d’accélérer le traitement des projets de ressources, tout en protégeant leurs propres intérêts, a observé Paul Gruner, de Tłı̨chǫ Investments : « Imaginez un Canada qui n’a que 10 ans d’existence. Tout nouveau gouvernement a des problèmes de croissance et les nôtres sont en pleine formation. »
La principale force de Yellowknife pourrait bien tenir en une phrase que tout visiteur est susceptible d’entendre de la bouche d’un résident : « Je suis venu ici pour un contrat et n’en suis jamais reparti. »
Et ce n’est pas un slogan. La vie nordique offre à des gens de toutes sortes – jeunes, aventureux, ambitieux, déterminés – quelque chose qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs.
Yellowknifien de toujours et ancien maire de la ville, Mark Heyck l’a souvent constaté : « J’ai vu bien des gens arriver du sud en projetant d’y rester un, deux ou trois ans. La moitié est rentrée au bout de six mois, l’autre moitié est ici depuis 30 ans. Pour décrire Yellowknife, je dirais qu’elle a toujours dégagé une sorte d’énergie, d’esprit de jeunesse. »
Sa population elle-même est jeune. Selon le Bureau des statistiques des T.N.-O., la plus grande partie de ses citoyens ont entre 25 et 44 ans. Ils sont aussi bien instruits : 85 % ont au moins un diplôme d’études secondaires. Et bien payés : leur revenu personnel s’élevait en moyenne à 83 185 dollars en 2023.
Le parcours de Melissa Syer est représentatif à bien des égards. L’ancienne présidente de la Chambre de commerce était militaire quand elle s’est établie à Yellowknife avec son mari, il y a 11 ans : « Mon mari travaillait dans le droit pétro-gazier, un domaine vaste et exigeant. Nous avons emménagé ici, où j’avais un emploi, et il a rapidement trouvé un poste dans un cabinet de la ville. Yellowknife est un bon endroit pour les jeunes professionnels prêts à se retrousser les manches, mais qui veulent aussi concilier famille et travail. Nous avons vite adopté deux chiens de la SPCA, qui nous ont fait sortir pour explorer les joies de l’hiver. Puis notre fille est née en 2020. Yellowknife est une ville formidable pour élever une famille, pour stimuler l’autonomie des enfants. »
Son isolement géographique est aussi un encouragement à la débrouillardise : « Les gens doivent eux-mêmes prendre l’initiative d’organiser les choses, selon Rebecca Alty. Mais c’est plus simple à faire dans une petite ville comme la nôtre. Vous sirotez un verre dans un bar, et voilà qu’un sous-ministre est assis à la table voisine. Les gens savent où se rencontrer. »
Le festival Snow King, qui a lieu a chaque hiver dans un château de glace et de neige édifié sur le Grand lac des Esclaves, en est un bon exemple. Il a été lancé en 1996 par des résidents du vieux quartier du bord de l’eau qui construisaient des forts de neige pour leurs enfants. Les forts ont grossi d’année en année, puis on les a graduellement déplacés sur le lac gelé. Ils se sont bientôt transformés en un château de deux étages aux dimensions d’une maison de banlieue, dont la construction nécessite des mois de travail bénévole. Aujourd’hui, le château est le cœur d’un festival d’un mois qui propose concerts, expositions d’art, théâtre pour enfants et plus encore. « C’est formidable pour le tourisme, s’est réjouie Rebecca Alty, et les gens d’ici en raffolent. »
Yellowknife tend aussi à attirer les ambitieux, selon Mark Heyck. Tout le monde n’est pas prêt à s’y installer, mais ceux qui le font décrochent souvent en début de carrière des emplois plus importants que ceux qu’ils occuperaient au sud : « À mon avis, le marché du travail offre ici des occasions inégalées. »
Face aux changements climatiques, les Yellowknifiens disposent d’un autre avantage : la vie nordique leur a inculqué un grand respect pour l’environnement. « Ici, on peut mourir de froid en sortant de chez soi, a noté la Dre Howard. Nous avons donc pour la puissance de Dame Nature un respect qu’on n’a peut-être pas dans un milieu urbain où l’approvisionnement est fiable, où la Terre est plus ou moins vue comme la propriété des humains. Notre vision est plus écocentrique, plus respectueuse. »
La députée Shauna Morgan, qui est née et a grandi à Barrie (Ontario), a résumé comme suit la grande force de Yellowknife : « J’avais obtenu un contrat de quatre mois du gouvernement des T.N.-O. J’ai décidé de tenter ma chance. Puis je suis tombée amoureuse de cette ville, de son esprit de communauté. Je m’y sentais chez moi comme nulle part ailleurs. Elle m’offrait un mode de vie que j’avais cherché toute ma vie sans savoir qu’il existait, un contact permanent avec la nature, et l’aventure à chaque tournant. »
Tout semble possible ici, a conclu la députée : « On peut faire bouger les choses et s’accomplir. Beaucoup l’ont fait, je crois. C’est ce qui m’est arrivé, et c’est ce qui façonne notre communauté. »
En dépit d’une grande cohésion communautaire et d’une tradition de débrouillardise, les participants interviewés ont soutenu que les Yellowknifiens jugent avoir peu de contrôle sur le débat et les solutions en matière de climat. Ils savent aussi que leur coût de la vie est l’un des plus élevés du pays et sont très sensibles à tout ce qui peut le faire augmenter. Comme presque partout ailleurs, les soucis quotidiens et la baisse du pouvoir d’achat éclipsent à leurs yeux jusqu’aux pires projections climatiques. Ils sont en outre parfaitement conscients de la faiblesse de leur voix dans le débat national et de l’infime représentation du Nord (trois sièges, un par territoire) à la Chambre des communes.
« Je crois que les gens sentent qu’ils ont peu de capacité d’agir », dit la Dre Howard.
Mark Heyck, de l’Arctic Energy Alliance, a renchéri : « En fait, ils se sentent dépassés. »
Bien que Yellowknife et l’ensemble du Nord subissent les effets du réchauffement climatique sans doute plus fortement que partout ailleurs au pays, leurs habitants jugent que le problème vient de l’extérieur et qu’il est traité par des décisions prises loin de chez eux, a expliqué Paul Gruner, de Tłı̨chǫ Investments.
La vie nordique s’accompagne aussi de défis particuliers, dont celui de la vie chère. « Quand les gens peinent à joindre les deux bouts, a poursuivi Paul Gruner, ils s’inquiètent moins du [réchauffement climatique]. » Les habitants du Nord sont aussi très attentifs à tout ce qui peut aggraver les problèmes d’abordabilité. Les tarifs d’électricité, par exemple, sont les plus élevés du Canada et, à tort ou à raison, on reproche aux taxes carbone de les entraîner à la hausse.
Les décideurs méconnaissent les réalités de la vie nordique, selon Karen Costello, de la Chambre des mines : « Les décisions et politiques qu’ils adoptent ne tiennent pas compte du Nord. Ils tentent d’appliquer une approche uniformisée à l’échelle du pays. Or, une solution efficace dans une zone densément peuplée du sud du 60e parallèle ne le sera pas nécessairement au nord. Il fait très froid ici. Il nous faut des sources d’énergie fiables pour chauffer nos maisons. »
Certains facteurs comme l’importance des coûts de construction feront augmenter le prix de la décarbonation, a-t-elle ajouté, « et il sera beaucoup plus élevé dans le Nord qu’au sud du pays ».
Le sentiment d’une absence de contrôle n’est pas qu’affaire de perception. Ottawa gère toujours plusieurs aspects du système de réglementation des T.N.-O. De plus, le programme de recherche pour le Nord est établi par des institutions du sud, a déploré Chris Pica, du Collège Aurora : « Les gens du sud ont du mal à comprendre ce qu’il faut pour bien vivre ici. Cessons enfin de dépendre des universités de l’extérieur qui viennent faire de la recherche chez nous. »
Selon plusieurs participants, il est essentiel que tous les gouvernements collaborent à l’élaboration d’un plan commun qui aidera le Nord à tirer profit d’un maximum de possibilités. Les gouvernements fédéral, territoriaux et autochtones « doivent affirmer d’une seule voix qu’ils visent pour le Nord un développement responsable et qu’ils sont là pour nous aider. Ce qui n’a jamais été dit et qui n’a rien de gagné », selon le géologue et consultant minier Gary Vivian.
De son côté, Paul Gruner a interpellé les décideurs : « Quel est votre plan au juste pour aller de l’avant ? Que ferez-vous pour bâtir le Canada ? »
Et selon la Dre Howard : « Les politiques qu’il nous faut doivent partir du niveau individuel pour remonter aux niveaux infranational puis national. »
Plusieurs interviewés ont aussi déploré l’utilisation du modèle d’« analyse de rentabilité », selon lequel le développement du Nord se justifie uniquement s’il s’autofinance par l’impôt, l’emploi ou les redevances. « Il est temps de dire “jetons ce modèle aux ordures et construisons des routes”, s’est récrié Gary Vivian. Nous avons besoin de routes pour bâtir la nation. Et nous savons très bien le faire. »
Mark Heyck a rappelé que le pont de Deh Cho sur le fleuve Mackenzie, qui a remplacé un traversier et un pont de glace souvent impraticable, a coûté beaucoup plus cher que prévu. Aujourd’hui, la grande utilité du pont a fait oublier ces dépassements budgétaires. « Personne ne parle plus de son coût. Et tous sont heureux de l’emprunter à volonté et à tout moment de l’année. »
Karen Costello a cité un autre exemple, celui de la première mine de Pine Point qui a profité d’infrastructures financées par l’État jusqu’à sa fermeture en 1988, et s’est demandé pourquoi le Canada ne peut refaire la même chose en construisant une route toutes saisons menant à la province géologique des Esclaves.
Alex Love, de NT Energy, a soutenu que les communautés qui ont installé des capacités renouvelables en sont très fières : « Plusieurs communautés avec lesquelles nous travaillons veulent faire ce qui est juste. Et elles voient d’un bon œil la décarbonation, le retrait ou la réduction du diesel. » Mais NT Energy reste tiraillé entre des demandes contradictoires : « Nous devons maintenir nos tarifs aussi bas que possible tout en améliorant notre fiabilité et en réduisant nos émissions de GES. »
Selon Shauna Morgan : « Si on en discute plus en profondeur, tout le monde finit par admettre que le coût de la vie augmente parce que la baisse des niveaux d’eau a entraîné la hausse des tarifs d’électricité. De plus, le gouvernement doit assumer des coûts de transport supplémentaires. Sans parler bien sûr de la lutte contre les incendies liés aux changements climatiques, qui coûte très cher. »
Mais aujourd’hui, a-t-elle reconnu, la plupart des gens ne pensent qu’au coût de la vie : « Ils veulent simplement qu’on agisse, sans trop se soucier des raisons de son augmentation ni de ses causes profondes. Ils ne verraient rien de contradictoire à dire “Oui, les catastrophes climatiques sont terribles et font bondir les coûts, mais il faut supprimer la taxe carbone car elle réduit mon pouvoir d’achat”. Il leur faudrait mieux comprendre l’ampleur des risques et du prix du statu quo. »
Il s’agit d’un défi clé pour les décideurs qui veulent mobiliser un vaste soutien en faveur de l’action climatique : son coût actuel est manifeste alors que le coût à long terme de l’inaction, pourtant beaucoup plus élevé, est moins tangible.
« C’est un défi de gouvernance, a souligné Caroline Wawzonek. Nous devons déterminer où investir aujourd’hui pour obtenir des résultats qui nous promettent un meilleur avenir. Ce qui est bien sûr difficile à établir. D’autant plus que ces dernières années, un nouveau problème a surgi chaque fois que nous pensions avoir réglé le précédent. »
L’ambition du Canada de s’imposer comme une source clé de minéraux critiques est intrinsèquement liée aux besoins des territoires.
Les habitants du Nord répètent depuis des décennies que le sud du pays a bénéficié d’énormes investissements publics, les premiers remontant à 140 ans avec la construction du Chemin de fer Canadien Pacifique. Les provinces sont reliées par un vaste réseau routier et de nombreux aéroports modernes. Leurs marchandises sont acheminées via des ports en eau profonde bien achalandés. Leurs étudiants ont accès à des dizaines d’universités. Leurs hôpitaux sont à proximité de la population. Le tout financé en partie par des deniers publics. À notre tour d’en profiter, disent-ils. Si ces investissements contribuent à renforcer l’action climatique ou notre sécurité nationale, tant mieux. Mais quoi qu’il en soit, le Nord en a besoin.
Voici les priorités dégagées par les différents participants :
L’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) a conçu une méthodologie pour mesurer l’exposition des communautés aux crises de main-d’œuvre suscitées par la lutte planétaire contre les changements climatiques. Cette méthodologie utilise trois indices pour noter et classer les divisions de recensement de tout le pays. D’après leur classement, les divisions de recensement sont réparties entre six groupes selon un niveau d’exposition variant de « pas exposé » à « le plus exposé ».
Les trois indices sont les suivants : exposition des grands émetteurs (émissions des grandes installations par rapport à la taille de la communauté), exposition à l’intensité (taux d’emploi dans les secteurs à forte intensité d’émissions), et exposition des marchés (taux d’emploi dans les secteurs dont le marché international est appelé à se transformer).
Cette analyse est illustrée par une carte interactive élaborée de concert avec le Programme de données communautaires du Réseau canadien de développement économique. Elle est accessible sur le site de l’IRPP (irpp.org/fr/transformations-communautaires/), où l’on trouve aussi une description détaillée de la méthodologie utilisée.
En complément de cet exercice de cartographie, l’IRPP a dressé le profil de 10 communautés du pays en menant une série d’entrevues avec les gens qui y vivent et y travaillent. La plupart des communautés retenues sont situées dans les divisions de recensement les plus exposées, mais d’autres ont été choisies en raison de développements à venir ou d’expériences antérieures. Les profils visent à couvrir diverses régions du pays et formes d’activités économiques. Ces instantanés ont pour but d’enrichir la réflexion sur les défis et les possibilités des communautés, de même qu’à faire connaître le point de vue de leurs résidents.
Yellowknife est l’une des communautés sélectionnées. Elle a été choisi en raison de l’abandon progressif de son industrie d’extraction de diamants et de l’émergence de nouvelles possibilités liées aux minéraux critiques.
The Energy Mix a réalisé des entrevues avec des membres de la communauté. Le directeur de recherche de l’IRPP, Steve Lafleur, s’est également rendu sur place pour discuter avec des leaders de la région.
Ci-dessous, nous détaillons l’analyse de l’exposition de la division de recensement Région 6 (Territoires du Nord-Ouest). Les autres données non utilisées dans l’analyse, comme les changements démographiques, le taux de chômage et les caractéristiques démographiques des travailleurs, sont tirées du recensement de 2021. Le nombre d’installations est tiré du Registre des entreprises de Statistique Canada de juin 2020.
Pour toutes questions sur le profil ou l’analyse, prière de contacter : communitytransformations@nullirpp.org.
Ce profil communautaire est publié dans le cadre du projet Transformations communautaires de l’IRPP. Il a été rédigé par The Energy Mix et l’IRPP. La révision linguistique de la version anglaise originale a été effectuée par Rosanna Tamburri avec l’aide de Dena Abtahi. L’analyse des données a été effectuée par Ricardo Chejfec, la traduction par Michel Beauchamp, la correction d’épreuves par Maxime Goldstyn, la coordination éditoriale et la révision de la traduction par Étienne Tremblay, la production par Chantal Létourneau, la gestion de la publication par Rosanna Tamburri et la direction artistique par Anne Tremblay. Les photos sont de Angela Gzowski Photography.
Le projet Transformations communautaires a été financé en partie par la fondation McConnell et Vancity. Fermement attaché à son indépendance éditoriale, l’IRPP conserve le plein contrôle du contenu de toutes ses publications.
Ce texte est une traduction de Yellowknife: Riding the Resource Waves.
Pour citer ce document : Institut de recherche en politiques publiques. (2025). Yellowknife : Miser sur les ressources. Institut de recherche en politiques publiques.
Remerciements
Nous sommes sincèrement reconnaissants aux personnes suivantes de leur riche contribution :